EN BREF

Le tribunal refuse d'ordonner le paiement de dommages moraux dans l'un des deux recours collectifs intentés contre les compagnies canadiennes de cigarettes, car la preuve ne permet pas d'établir d'une façon suffisamment exacte la somme totale des réclamations des membres (art. 1031 C.P.C.).

Les compagnies canadiennes de cigarettes ont notamment manqué au devoir général de ne pas causer un préjudice à autrui et ont omis d'informer leurs clients des risques et des dangers associés à leurs produits (art. 1457 et 1468 et ss. C.C.Q.).

Les compagnies canadiennes de cigarettes, qui ont contrevenu aux articles 219 et 228 de la Loi sur la protection du consommateur en omettant d'informer le public des risques et des dangers de leurs produits et en faisant des représentations trompeuses concernant ceux-ci, sont condamnées à payer des dommages punitifs aux membres de recours collectifs.

Dans le contexte de recours collectifs, on reconnaît que les compagnies canadiennes de cigarettes défenderesses ont intentionnellement porté atteinte au droit à la vie, à la sécurité et à l'intégrité des membres du groupe, permettant ainsi l'attribution de dommages punitifs.

Dans le contexte d'un recours collectif, les compagnies canadiennes de cigarettes défenderesses sont condamnées à payer solidairement la somme de 6 858 864 000 $ à titre de dommages moraux, soit 15 500 000 000 $ avec les intérêts et l'indemnité additionnelle.

RÉSUMÉ DE L'AFFAIRE

Recours collectifs en réclamation de dommages moraux et punitifs. Accueillis en partie.

Le 21 février 2005, les demandeurs, Blais et le Conseil québécois sur le tabac et la santé, ont été autorisés à intenter un recours collectif contre les compagnies canadiennes de cigarettes défenderesses au nom des personnes ayant eu un diagnostic de cancer du poumon ou de la gorge ou encore d'emphysème. Dans un second dossier, la demanderesse Létourneau a été autorisée à poursuivre ces compagnies au nom d'un groupe de personnes devenues dépendantes de la nicotine contenue dans les cigarettes fabriquées par ces dernières. Dans les deux dossiers, les demandeurs reprochent entre autres choses aux défenderesses d'avoir fabriqué un produit dangereux et nocif pour la santé, d'avoir omis d'informer le public des risques et des dangers associés à la consommation de la cigarette (ci-après, «leurs produits»), d'avoir contrevenu aux articles 219, 220 a) et 228 de la Loi sur la protection du consommateur, d'avoir conspiré pour maintenir un front commun visant à empêcher que les utilisateurs de leurs produits ne soient informés des dangers inhérents à leur consommation et d'avoir porté intentionnellement atteinte au droit à la vie, à la sécurité et à l'intégrité des membres du groupe. La réclamation, qui est sur une base collective, est limitée à des dommages moraux et punitifs.

RÉSUMÉ DE LA DÉCISION

Les défenderesses ont fabriqué, mis en marché et commercialisé un produit qui est dangereux et nocif pour la santé des consommateurs (paragr. 41-51). Toutefois, il n'a pas été démontré qu'elles ont sciemment mis sur le marché un produit qui crée une dépendance et qu'elles ont fait en sorte de ne pas utiliser les parties du tabac comportant un taux de nicotine tellement bas qu'il aurait pour effet de mettre fin à la dépendance d'une bonne partie des fumeurs (paragr. 143-201). Or, l'article 1473 du Code civil du Québec (C.C.Q.) énonce deux moyens de défense relativement au défaut de sécurité du bien (art. 1468 et ss. C.C.Q.): 1) la victime connaissait ou était en mesure de connaître le défaut du bien; ou 2) ce défaut ne pouvait être connu au moment où le bien a été fabriqué ou vendu. En l'espèce, les défenderesses ne peuvent invoquer ce dernier moyen de défense puisqu'elles connaissaient les risques et les dangers associés à l'utilisation de leurs produits durant la période couverte par les deux recours. Quant au public, ce n'est qu'en 1972 que la première mise en garde est apparue sur les paquets de cigarettes. Au fil du temps, les avertissements sont devenus de plus en plus explicites. Ainsi, le public savait ou aurait dû connaître les risques et les dangers de souffrir d'une maladie causée par le tabac à compter du 1er janvier 1980 (ci-après, «la date de connaissance»).

En ce qui concerne le dossier Létourneau, les avertissements portant sur la dépendance du tabac ne sont apparus que le 12 septembre 1994. Comme il a fallu environ 18 mois pour que le message produise un effet sur le public, la «date de connaissance» est fixée dans ce dossier au 1er mars 1996 (paragr. 52-142, 554-561 et 602-617). Même si la responsabilité des défenderesses a cessé à ces deux différentes dates quant au défaut de sécurité du bien, elles ont commis d'autres fautes qui, elles, se sont poursuivies durant toute la période couverte par les deux recours. Tout d'abord, elles ont omis d'informer le public des risques et des dangers de leurs produits. En outre, les défenderesses ont fait des déclarations publiques qu'elles savaient fausses et incomplètes concernant les risques et les dangers du tabagisme. De plus, pendant la période de 22 ans où aucune mise en garde n'était apposée sur les paquets de cigarettes, elles ont fait preuve de négligence en exposant sciemment les consommateurs aux dangers de leurs produits. En fait, l'industrie a adhéré à la politique du silence sur ces questions. En choisissant de ne pas informer les autorités de la santé publique ni le public directement de ce qu'elles savaient, les défenderesses ont fait passer le profit au détriment de la santé de leurs clients. Dans ces circonstances, elles ont manqué à l'obligation générale de ne pas causer de préjudice à autrui énoncé à l'article 1457 C.C.Q. (paragr. 202-378).

Par ailleurs, les défenderesses ont conspiré pour maintenir un front commun visant à empêcher que les utilisateurs de leurs produits ne soient informés des dangers inhérents à leur consommation. En poursuivant cette collusion pendant de nombreuses décennies, les défenderesses ont participé à un fait collectif fautif qui a causé un préjudice, engageant ainsi leur responsabilité solidaire en vertu de l'article 1480 C.C.Q. (paragr. 439-475). Par contre, il n'a pas été prouvé que les défenderesses ont mis sur pied des stratégies de marketing véhiculant de fausses informations sur les «caractéristiques» du bien vendu (paragr. 379-438). Tel qu'il est énoncé dans Richard c. Time Inc. (C.S. Can., 2012-02-28), 2012 CSC 8, SOQUIJ AZ-50834275, 2012EXP-836, J.E. 2012-469, [2012] 1 R.C.S. 265, la sévérité des sanctions prévues à l'article 272 de la Loi sur la protection du consommateur n'est pas un concept variable: la présomption irréfragable de préjudice peut s'appliquer à toutes les contraventions aux obligations imposées par la loi, y compris celles qui sont extracontractuelles. En l'espèce, les défenderesses ont contrevenu aux articles 219 et 228 de la loi en omettant d'informer le public quant aux risques et dangers inhérents à leurs produits et en faisant des représentations trompeuses concernant ceux-ci. En outre, ces dernières ont intentionnellement porté atteinte au droit à la vie, à la sécurité ainsi qu'à l'intégrité des membres du groupe (art. 1, 4 et 49 de la Charte des droits et libertés de la personne) (paragr. 489-544). Enfin, un lien de causalité a été prouvé entre les maladies ou la dépendance dont souffrent les membres et les fautes commises par les défenderesses. Par contre, eu égard aux fautes de nature à appliquer les principes énoncés aux articles 1477 et 1478 C.C.Q., les membres du dossier Blais, qui ont commencé à fumer après 1976 et qui ont continué après la «date de la connaissance», doivent supporter une part de responsabilité eu égard aux dommages subis, soit 20 %. Cette conclusion s'applique aussi aux membres du second groupe, qui ont commencé à fumer après 1992 et qui ont poursuivi cette activité après la «date de connaissance» fixée dans ce dossier. Ce partage de responsabilité est inapplicable aux dommages punitifs, car ils ne sont pas fixés en fonction du comportement de la victime (paragr. 647-817).

D'autre part, la description du groupe Blais a été amendée près de huit ans après l'autorisation de ce recours. Étant donné que la description du groupe dans le jugement d'autorisation ne contient pas de date butoir, la suspension de la prescription énoncée à l'article 2908 C.C.Q. s'applique aux membres qui n'étaient pas inclus au recours avant cet amendement (Marcotte c. Fédération des caisses Desjardins du Québec (C.S., 2009-06-11), 2009 QCCS 2743, SOQUIJ AZ-50561028). Les réclamations de ces derniers ne sont donc pas prescrites. Toutefois, un «dommage continu» est un préjudice qui, plutôt que de se manifester en une seule et même fois, se perpétue, en général parce que la faute de celui qui le cause est étalée dans le temps. Cette notion est inapplicable dans le dossier Blais, car les dommages subis par les membres se sont cristallisés au moment où ils ont reçu un diagnostic d'un cancer ou d'emphysème. Il en est de même dans le dossier Létourneau, car la description du groupe permet d'établir à quel moment les membres sont devenus dépendants à la nicotine contenue dans les cigarettes fabriquées par les défenderesses. De plus, le 5 mai 2014, la requête en jugement déclaratoire de ces dernières visant à faire déclarer inconstitutionnelle la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac a été rejetée. Étant donné que le processus d'appel de cette décision n'est toujours pas terminé, le tribunal doit appliquer les règles de prescription prévues dans cette loi.

Quant au quantum, dans le dossier Blais, les défenderesses sont condamnées solidairement à payer 6 858 864 000 $ à titre de dommages moraux, ce qui représente 15 500 000 000 $ avec les intérêts et l'indemnité additionnelle (art. 1480 et 1526 C.C.Q. et 22 et 23 de la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et des dommages-intérêts liés au tabac). L'analyse des activités de la défenderesse ITL durant la période couverte par les recours démontre que sa conduite blâmable surpasse celle des autres défenderesses sur des facteurs similaires. Elle était la chef de file dans l'industrie sur de nombreux fronts, y compris ceux de cacher la vérité et de tromper le public. Entre les défenderesses, la responsabilité de chacune est répartie comme suit: 67 % pour ITL, 20 % pour Rothmans, Benson & Hedges inc. (RBH) et 13 % pour JTI-Macdonald Corp. (JTM). Par contre, dans le second dossier, le tribunal ne peut accorder de tels dommages, car la preuve ne permet pas d'établir d'une façon suffisamment exacte la somme totale des réclamations des membres (art. 1031 du Code de procédure civile) (paragr. 911-1016).

Pendant les 50 années couvrant les présents recours et les 17 années qui ont suivi, les défenderesses ont encaissé des milliards de dollars au détriment des poumons, de la gorge et de la santé en général de leurs clients. Leurs actions et leurs attitudes, qui sont particulièrement répréhensibles, doivent être dénoncées et punies. L'attribution de dommages punitifs vise également à décourager la répétition d'un comportement semblable, tant par les défenderesses que par la société en général. En l'espèce, ces dommages doivent être évalués en fonction du profit annuel avant impôts de chacune d'elle. Si l'on considère le comportement particulièrement inacceptable d'ITL durant la période couverte par les recours ainsi que celui de JTM, mais à un degré moindre, il y a lieu d'augmenter les sommes pour lesquelles ces défenderesses sont tenues responsables au-dessus du montant de base. Ainsi, les dommages punitifs, qui sont fixés à 1,31 milliard de dollars sont répartis comme suit entre elles: 725 millions par ITL, 460 millions par RBH et 125 millions par JTM. Comme ces sommes doivent être partagées entre les deux dossiers, le tribunal tient compte de l'effet beaucoup plus grand des fautes des défenderesses relativement au groupe Blais qu'au groupe Létourneau. Il attribue donc 90 % du total au premier groupe et 10 % au second. Cependant, en raison de l'importance des dommages moraux accordés dans le dossier Blais, la condamnation aux dommages punitifs doit être limitée dans ce dossier. En conséquence, chaque défenderesse doit payer une somme symbolique de 30 000 $, ce qui représente un dollar pour la mort de chaque Canadien causée par l'industrie du tabac chaque année. Dans ces circonstances, dans le dossier Létourneau, ITL est condamnée à payer 72 500 000 $ en dommages punitifs, RBH, à 46 000 000 $ et JTM, à 12 500 000 $. Puisque ce groupe totalise près d'un million de personnes, cette somme ne représente qu'environ 130 $ par membre. De plus, compte tenu du fait que le tribunal n'accorde pas de dommages moraux dans ce dossier, il n'y a pas lieu de procéder à la distribution d'une somme à chacun des membres au motif que cela serait impraticable ou trop onéreux (paragr. 1017-1112). Enfin, le tribunal ordonne l'exécution provisoire nonobstant appel en ce qui concerne le dépôt initial de un milliard de dollars en guise de dommages moraux, plus tous les dommages punitifs accordés. Les défenderesses devront déposer ces sommes en fiducie avec leurs procureurs respectifs dans les 60 jours suivant la date du présent jugement. La manière de les débourser sera fixée à l'occasion d'une audience subséquente.


Dernière modification : le 27 mai 2015 à 22 h 13 min.