Résumé de l'affaire

Appel d'un jugement de la Cour supérieure ayant accueilli en partie la réclamation en dommages-intérêts des appelants. Accueilli à la seule fin de modifier le point de départ du calcul des intérêts et de l'indemnité additionnelle.
À l'automne 2003, les appelants Morel, Lebel et Privé ont mandaté l'avocat intimé afin qu'il intente un recours en dommages-intérêts contre le père de Privé pour les dommages corporels qu'il leur aurait causés. En octobre 2005, l'intimé a informé ses clients que leur recours était prescrit depuis le mois précédent. Le recours de Morel et de Lebel contre l'intimé ainsi que celui de Privé et de son époux, tant en leur qualité personnelle qu'à titre de curateurs à leurs deux filles, ont fait l'objet d'une audience commune et d'un seul jugement. La juge de première instance a accordé aux appelants une indemnité de 136 500 $ à titre de dommages non pécuniaires et elle a fixé le point de départ du calcul des intérêts et de l'indemnité additionnelle au 22 septembre 2005, soit le premier jour où la prescription extinctive de leur recours contre le père de Privé a été acquise. Ces derniers contestent l'évaluation des dommages non pécuniaires parce qu'elle contreviendrait au principe de la restitution intégrale. Les appelants se sont appuyés sur le principe de «l'instance dans l'instance» pour soutenir que la juge ne pouvait évaluer le dommage qu'à partir des seuls éléments qui auraient été mis en preuve lors du recours en responsabilité contre l'auteur initial du dommage si celui-ci avait été intenté. Ainsi, la juge ne devait pas tenir compte d'expertises portant sur l'évaluation du préjudice esthétique subi par les appelants et qui ont été faites en avril 2007 parce qu'une telle preuve n'aurait pas été disponible lors de l'audition du recours contre le père de Privé, qui aurait eu lieu au plus tard en 2006. Ils contestent également le rejet de leur réclamation d'une indemnité pour le stress ainsi que les troubles et inconvénients qu'ils ont subis par la faute de l'intimé. Enfin, ils soutiennent que les intérêts et l'indemnité additionnelle auraient dû être calculés à compter du 12 décembre 2003, soit lorsque le père de Privé a été mis en demeure.

Décision

L'expression «l'instance dans l'instance» est utilisée pour illustrer la nécessité de prouver le lien de causalité en matière de responsabilité professionnelle d'un avocat. En effet, le plaignant doit prouver non seulement qu'il y a eu faute de la part de ce dernier, mais aussi qu'il aurait gagné son recours sans celle-ci. La question de «l'instance dans l'instance» et de la date à laquelle le tribunal doit se placer pour apprécier la situation juridique ne concerne que le lien causal. L'arrêt Gunite Investments Inc. c. Guy et Gilbert (C.A., 2003-01-21), SOQUIJ AZ-03019038, B.E. 2003BE-203, ne porte que sur l'appréciation des chances de réussite de la réclamation et non sur l'évaluation du dommage. Or, cette question ne se pose pas en l'espèce puisque la responsabilité de l'intimé et celle de Privé ont été admises. Le litige porte uniquement sur l'évaluation des dommages. La règle est claire à cet égard: le préjudice corporel doit être évalué à la date du jugement. Au surplus, l'hypothèse selon laquelle le procès aurait été entendu au plus tard en 2006 est peu réaliste. Par ailleurs, les appelants reprochent à la juge de première instance la méthode utilisée pour évaluer les indemnités auxquelles ils avaient droit notamment parce qu'elle n'a pas considéré le déficit anatomo-physiologique de l'appelante Privé, qu'elle n'a pas séparé le poste du préjudice esthétique de celui portant sur les autres dommages et qu'elle aurait mal évalué les dommages subis par les victimes par ricochet. Or, s'il est recommandé de procéder par catégories distinctes dans le cas de préjudices corporels, tels les soins futurs, la perte de revenus éventuels et les préjudices non pécuniaires, l'attribution d'une somme unique pour toutes les pertes non pécuniaires comme la douleur, les souffrances et la perte des agréments de la vie est préférable. L'évaluation des indemnités faite par la juge est conforme aux principes applicables. Son refus d'accorder des dommages-intérêts pour le préjudice résultant du retard de l'intimé à intenter la poursuite contre le père de Privé était bien fondé. Ce litige s'annonçait très long et son sort était trop aléatoire et imprévisible pour en déduire de la part de l'intimé une faute qui aurait pu retarder l'indemnisation à laquelle les appelants avaient droit. Enfin, le point de départ du calcul des intérêts et de l'indemnité additionnelle aurait dû être fixé à la date à laquelle le père de Privé a été mis en demeure. En effet, l'objectif des intérêts et de l'indemnité additionnelle (art. 1618 et 1619 du Code civil du Québec) est d'empêcher le débiteur de tirer profit du délai inhérent au processus judiciaire, d'accélérer l'exécution de son obligation et de compenser correctement les inconvénients subis par la victime d'un préjudice corporel en raison du retard à obtenir une indemnisation. En conséquence, il faut considérer la période antérieure à la date où la prescription a été acquise compte tenu, notamment, de la preuve administrée quant aux délais qu'aurait pu connaître le recours contre le père de Privé. Au surplus, cette mise en demeure était suffisamment précise et les sommes réclamées n'étaient pas grossièrement exagérées.


Dernière modification : le 5 août 2022 à 10 h 55 min.