Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec ayant infirmé un jugement de la Cour supérieure du Québec qui avait condamné l'intimé à des dommages-intérêts, à des dommages punitifs et au remboursement d'honoraires extrajudiciaires. Rejeté.
En 1964 H. est injustement condamné à 15 ans d'emprisonnement pour vol à main armée. Il bénéficiera d'une libération conditionnelle après avoir purgé le tiers de sa peine. En 1966, il convainc trois des cinq auteurs du vol de signer des déclarations sous serment l'innocentant. De 1967 à 1981, H. présente en vertu du Code criminel trois demandes de clémence au ministre fédéral de la Justice («Ministre») et une demande de pardon au gouverneur général en conseil. Toutes se soldent par des échecs. En 1988, il s'adresse à la Commission de police du Québec. Au terme d'une enquête, cette dernière exprime le souhait que le procureur général du Québec («PGQ») intervienne auprès du Solliciteur général du Canada afin que justice soit rendue. En 1990, H. présente une quatrième demande de clémence, mais la Ministre lui répond de s'adresser à la Cour d'appel du Québec, ce qu'il fait. La Cour d'appel accueille l'appel, mais au lieu de prononcer un verdict d'acquittement ou d'ordonner un nouveau procès, elle ordonne l'arrêt des procédures. Le 21 janvier 1997, la Cour suprême du Canada acquitte H. unanimement, séance tenante, étant d'avis que la preuve ne pourrait permettre à un jury raisonnable correctement instruit de conclure hors de tout doute raisonnable à la culpabilité de H. H. entreprend alors un recours en responsabilité civile pour faire condamner solidairement le PGQ, le procureur général du Canada («PGC») et la ville de Mont-Laurier. À la suite d'ententes conclues à l'amiable, la ville et le PGQ lui versent une indemnité totale de 5 500 000 $. Après ce règlement, H. continue de réclamer du PGC 1 079 871 $ pour ses pertes pécuniaires et 1 900 000 $ pour ses pertes non pécuniaires, ainsi que 10 000 000 $ en dommages-intérêts punitifs.
La Cour supérieure accueille l'action et condamne le PGC à payer à H. une somme de près de 5,8 millions de dollars. Elle estime qu'en application de la Loi sur la responsabilité de l'État et le contentieux administratif, le Ministre est soumis aux règles québécoises de la responsabilité civile, qu'il ne bénéficie d'aucune immunité, qu'il a commis une faute d'«inertie» ou d'«indifférence institutionnelle» et qu'une étude nourrie, concertée et fouillée aurait fait découvrir la méprise. Elle condamne le PGC à verser à H. plus de 850 000 $ au titre des dommages pécuniaires, 1 900 000 $ au titre des dommages non pécuniaires et 2 500 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs. Elle estime aussi que le PGC a abusé de son droit d'ester en justice et lui ordonne de verser 100 000 $ pour les honoraires payés par H. au premier cabinet d'avocats qui l'a représenté et 440 000 $ pour la valeur des services rendus par le deuxième, bien que ce dernier ne lui ait jamais facturé d'honoraires en raison d'une entente pro bono.
La Cour d'appel infirme le jugement. Elle conclut que le pouvoir de clémence du Ministre est assorti d'une immunité relative et que seule une décision empreinte de mauvaise foi, démontrant une intention malveillante, peut entraîner la responsabilité de l'État. En l'espèce, elle estime que la preuve de la faute du Ministre n'est pas établie et que, même en supposant l'existence d'une faute, rien n'indique que l'erreur judiciaire aurait été rapidement découverte si le Ministre avait agi promptement.
Décision
MM. les juges Wagner et Gascon: Le pouvoir de clémence codifié dans le Code criminel tire sa source de la prérogative royale de clémence. À l'époque pertinente, les dispositions applicables du Code criminel laissaient au Ministre le soin de déterminer dans quelles circonstances il devait intervenir. En prenant cette décision discrétionnaire, le Ministre devait évaluer et soupeser des considérations d'intérêt public, en fonction de facteurs sociaux, politiques et économiques. Le pouvoir naissait après l'extinction des recours judiciaires, et en l'exerçant, le Ministre devait prendre soin d'éviter d'usurper le rôle des tribunaux et de court-circuiter le processus judiciaire habituel. L'historique et la nature du pouvoir de clémence démontrent que son exercice participait d'un véritable acte de politique générale fondamentale. L'exercice d'un tel pouvoir ne pouvait donc engager la responsabilité de l'État que si le Ministre agissait de façon irrationnelle ou de mauvaise foi.
Pour apprécier la conduite du Ministre dans l'exercice de son pouvoir de clémence, il n'y a pas lieu d'appliquer une norme de faute qui limite la mauvaise foi à une intention malveillante. En droit civil québécois, la mauvaise foi a une portée plus large que celle de la seule faute intentionnelle ou de l'existence d'une volonté affirmée de nuire à autrui. La mauvaise foi peut être établie par une preuve montrant que le Ministre a agi délibérément dans l'intention arrêtée de nuire à autrui, ou par une preuve d'insouciance grave révélant un dérèglement tellement fondamental des modalités de l'exercice du pouvoir que l'on peut en déduire l'absence de bonne foi et présumer la mauvaise foi. À la lumière des dispositions applicables du Code criminel et de l'absence, à l'époque pertinente, de procédure établie encadrant le pouvoir de clémence, le Ministre était tenu de faire un examen sérieux de toute demande non futile et non vexatoire. Cet examen ne correspond cependant pas à celui attendu d'une enquête policière ou d'une commission d'enquête. L'obligation d'examen sérieux emporte celle de prendre une décision de bonne foi en fonction des éléments révélés par cet examen.
Il était erroné pour la première juge d'aborder la question de la responsabilité civile de l'État fédéral sous l'angle d'une faute d'inertie ou d'indifférence institutionnelle. Il fallait plutôt analyser la conduite individuelle de chaque Ministre qui agissait en tant que préposé de l'État fédéral. La juge de première instance a erronément évalué le caractère sérieux de l'examen fait par le Ministre en fonction des pouvoirs accordés à un commissaire en vertu de la Loi sur les enquêtes, lesquels n'ont été conférés au Ministre qu'en 2002, lorsque le Parlement a procédé à la réforme des demandes de clémence. De plus, il n'existe aucune loi obligeant les gouvernements fédéral ou provinciaux à indemniser une victime d'erreur judiciaire, ni aucune loi établissant le droit à une telle indemnisation. Le gouvernement fédéral n'était pas non plus tenu d'indemniser H. en vertu des Lignes directrices d'indemnisation des personnes condamnées et emprisonnées à tort (Canada, Ministère de la Justice, Lignes directrices d'indemnisation des personnes condamnées et emprisonnées à tort, Ottawa, le Ministère, 1988), lesquelles n'ont pas force exécutoire.
En l'espèce, H. n'a pas démontré de façon prépondérante que le Ministre a fait preuve de mauvaise foi ou d'insouciance grave dans l'examen de ses demandes de clémence. La preuve documentaire fait échec à l'inférence de la juge de première instance voulant qu'il y ait eu absence totale d'examen de la demande de clémence initiale de H. Bien que peu nombreux, les écrits au dossier attestent un certain examen et certaines démarches effectuées en ce sens. Par des admissions, les parties ont reconnu que des préposés de l'État auraient affirmé que selon leur compréhension, une étude approfondie et soigneuse du dossier était alors en cours. En dépit du délai reproché concernant l'examen de la première demande, l'analyse des circonstances n'appuie pas la conclusion que le Ministre a agi avec mauvaise foi ou a fait preuve d'insouciance grave. Quant aux trois demandes subséquentes de H., on ne peut raisonnablement soutenir qu'il y a eu absence d'examen sérieux. La correspondance pertinente témoigne du contraire. La deuxième demande, très succincte et sans éléments de preuve ni arguments juridiques nouveaux, pouvait paraître futile aux yeux du Ministre, ce qui justifiait son rejet. En ce qui concerne la troisième demande, vu le peu de détails fournis, les allégations fondées sur de vagues irrégularités pouvaient paraître de peu de poids aux yeux du Ministre. Quant à la quatrième demande, il était raisonnable pour la Ministre de justifier sa décision par la possibilité que la Cour d'appel se saisisse elle-même de la demande sans son intervention, d'autant plus que la Ministre n'a pas opposé un refus ferme.
Des remarques additionnelles sur le lien de causalité et les dommages s'imposent. Même en supposant que le Ministre ait omis d'effectuer un examen sérieux de la première demande, la preuve n'établit pas qu'il aurait probablement découvert, à l'époque, les éléments clés découverts par l'enquêteur de la Commission de police 20 ans plus tard. Conclure autrement reviendrait à se fonder sur de simples conjectures ou des hypothèses lointaines. H. n'a pas réussi à établir le lien de causalité entre la faute du Ministre et le préjudice allégué.
Sur la question des dommages, la juge de première instance a fait défaut de tenir compte de la solidarité et de fixer les montants accordés en fonction de la responsabilité respective de chacun des débiteurs solidaires. Dans la mesure où des postes de réclamation pouvaient relever de la responsabilité de plus d'un débiteur solidaire, les remises consenties par H. au PGQ et à la ville de Mont-Laurier rendaient nécessaires l'examen des fautes causales et le partage des parts de responsabilité. H. aurait dû supporter la part des débiteurs solidaires qu'il a libérés (art. 1526 et 1690 du Code civil du Québec (C.C.Q.)). Au-delà de cette erreur déterminante, les fondements à l'appui de chacun des chefs de dommages étaient en outre déficients. En ce qui concerne les dommages pécuniaires, il n'y a pas de lien direct entre la conduite du Ministre et la décision de H. de prendre sa retraite à 60 ans, les honoraires et dépens engagés pour les démarches en Cour d'appel et en Cour suprême de 1990 à 1997 ne découlent pas des fautes reprochées, et la perte de temps et les efforts déployés pour obtenir justice sont des inconvénients inhérents aux efforts de quiconque est entraîné dans une démarche judiciaire. Quant aux dommages non pécuniaires, condamner le PGC à verser 1 900 000 $ alors que le PGQ a versé 1 100 000 $ pour ce même chef de dommages paraît démesuré, et les sommes allouées dans d'autres affaires d'erreurs judiciaires faisaient pour la plupart suite aux recommandations d'organes consultatifs et reposaient sur des considérations différentes de celles qui sont en principe à la base de l'adjudication de dommages-intérêts. Les affaires se distinguaient en outre du fait qu'elles impliquaient le crime beaucoup plus grave de meurtre et que, dans presque chacune d'elles, la période d'incarcération avait été plus longue. Quant aux dommages-intérêts punitifs, même si le renvoi, dans la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, à la responsabilité civile extracontractuelle au Québec englobe le recours en dommages-intérêts punitifs prévu par la Charte des droits et libertés de la personne, il n'était pas approprié d'allouer de tels dommages-intérêts en l'espèce. Le comportement du Ministre ne pouvant être assimilé à de la mauvaise foi ou à de l'insouciance grave, il n'est pas possible de conclure à une atteinte intentionnelle à un droit protégé par la charte. La preuve ne permet pas d'affirmer que le Ministre a agi avec un état d'esprit démontrant une volonté de nuire à H. ou avec une connaissance des conséquences nuisibles à ce dernier.
En droit québécois, ce n'est qu'exceptionnellement qu'une partie peut être tenue de payer les honoraires d'avocats engagés par la partie adverse, et cette indemnisation doit satisfaire aux règles générales de la responsabilité civile. Seul l'abus d'ester en justice permet l'adjudication d'honoraires extrajudiciaires à titre de dommages-intérêts. Par contre, suivant l'article 1608 C.C.Q., l'obligation de payer des dommages-intérêts à l'autre partie n'est ni atténuée ni modifiée par le fait que celle-ci reçoive une prestation à titre gratuit de ses avocats. En l'espèce, le PGC n'a pas commis d'abus de procédure. L'état du droit sur la responsabilité de la Couronne fédérale en cas de faute du Ministre dans l'exercice de son pouvoir de clémence était loin d'être certain au moment du litige, et il était raisonnable et approprié pour le PGC de contester l'action de H. et d'invoquer la défense qu'il a présentée. La juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant à un abus de procédure dans le contexte de ce dossier. H. n'avait pas droit aux honoraires extrajudiciaires accordés.