Résumé de l'affaire
Renvoi portant sur la proposition concernant une loi canadienne intitulée Loi sur les valeurs mobilières formulée par décret (Décret concernant le renvoi par le Gouverneur en conseil au sujet de la Proposition concernant une loi canadienne intitulée Loi sur les valeurs mobilières, C.P. 2010-667 du 26-05-2010).
Le gouverneur en conseil, en vertu de l'article 53 de la Loi sur la Cour suprême, a sollicité l'avis consultatif de la Cour sur la question de savoir si la Loi sur les valeurs mobilières proposée, qui est annexée au décret C.P. 2010-667, relève de la compétence législative du Parlement du Canada.
Le préambule de la loi proposée énonce que son objet consiste à créer un organisme canadien unique de réglementation des valeurs mobilières. De manière plus générale, l'article 9 énonce qu'elle a pour objets de protéger les investisseurs, de favoriser l'existence de marchés des capitaux équitables, efficaces et compétitifs et de contribuer à l'intégrité et à la stabilité du système financier canadien. La loi prévoit notamment des exigences quant à l'inscription des courtiers en valeurs mobilières, quant au dépôt des prospectus et quant à la communication de renseignements; elle impose des obligations précises aux acteurs du marché des valeurs mobilières; elle établit un cadre réglementaire pour les instruments dérivés; et elle crée des recours civils ainsi que des infractions réglementaires et criminelles relatives aux valeurs mobilières. La loi n'impose pas unilatéralement un régime unifié, mais donne aux provinces et aux territoires le libre choix de participer au régime, dans l'espoir de créer, dans les faits, un régime de réglementation national des valeurs mobilières.
Le Canada, auquel se sont joints l'Ontario ainsi que plusieurs intervenants, prétend que la loi, considérée dans son ensemble, relève du volet général de la compétence de légiférer en matière de trafic et de commerce que l'article 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867 confère au Parlement. L'Alberta, le Québec, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick ainsi que d'autres intervenants soutiennent que le régime relève de la compétence des provinces en matière de propriété et de droits civils prévue à l'article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867, et crée une brèche dans le pouvoir législatif provincial quant à des sujets de nature purement locale ou privée (art. 92 (16)), à savoir, la réglementation des contrats, de la propriété et des professions.
Décision
La Loi sur les valeurs mobilières, dans sa version actuelle, n'est pas valide, car elle ne relève pas du pouvoir général de réglementation en matière de trafic et de commerce conféré au Parlement par l'article 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867.
Pour juger de la validité constitutionnelle des lois du point de vue du partage des compétences, les tribunaux utilisent l'analyse du «caractère véritable», qui suppose de se pencher sur l'objet et les effets de la loi, avant d'examiner la question de savoir si la loi relève du chef de compétence qui est invoqué pour en soutenir la validité. Si le caractère véritable de la loi est classé comme relevant d'un des chefs de compétence du gouvernement qui l'a adoptée, la loi est valide. Lorsqu'une matière possède à la fois un aspect provincial et un autre fédéral, la doctrine du double aspect peut ouvrir la voie à l'application concurrente de législations fédérale et provinciales.
Le pouvoir de réglementer le trafic et le commerce conféré au Parlement par l'article 91 (2) de la Loi constitutionnelle de 1867 comporte deux volets: le pouvoir quant au commerce interprovincial et le pouvoir général en matière de trafic et de commerce. Seul ce dernier est invoqué par le Canada dans le présent renvoi. Ce pouvoir, bien qu'à première vue large, est nécessairement circonscrit. Il ne peut servir à priver les législatures provinciales du pouvoir de réglementer les affaires de nature locale et l'industrie à l'intérieur de leurs frontières, pas plus que le pouvoir des législatures de réglementer la propriété et les droits civils dans la province ne peut priver le Parlement du pouvoir que lui confère l'article 91 (2) de légiférer sur des questions d'importance et de portée véritablement nationales qui transcendent la nature locale et concernent tout le pays.
Comme il a été conclu dans l'arrêt General Motors of Canada Ltd. c. City National Leasing (C.S. Can., 1989-04-20), SOQUIJ AZ-89111042, J.E. 89-644, [1989] 1 R.C.S. 641, pour relever du volet général de l'article 91 paragraphe 2, la loi doit mettre en jeu l'intérêt national d'une manière qui est, sur le plan qualitatif, différente des enjeux provinciaux. La validité d'une loi adoptée en vertu du pouvoir général en matière de trafic et de commerce peut être jugée en fonction des critères suivants: 1) La mesure législative s'inscrit-elle dans un régime général de réglementation? 2) Le régime fait-il l'objet de surveillance par un organisme de réglementation? 3) La mesure législative porte-t-elle sur le commerce dans son ensemble plutôt que sur un secteur en particulier? 4) Le régime est-il d'une nature telle que la Constitution n'habiliterait pas les provinces, seules ou de concert, à l'adopter? 5) L'omission d'inclure une seule ou plusieurs provinces ou localités dans le régime législatif en compromettrait-elle l'application dans d'autres parties du pays? Cette liste de critères de validité n'est pas exhaustive, et la présence de tous les éléments qui la constituent n'est pas nécessaire dans chaque cas.
En l'espèce, le caractère véritable de la loi consiste à réglementer, à titre exclusif, tous les aspects du commerce des valeurs mobilières au Canada, y compris les occupations et les professions relatives à ce domaine dans chaque province. L'objet de la loi consiste à mettre sur pied un régime canadien complet de réglementation des valeurs mobilières, en vue de protéger les investisseurs, de favoriser l'existence de marchés des capitaux équitables, efficaces et compétitifs ainsi que d'assurer l'intégrité et la stabilité du système financier. Elle aurait pour effets de dédoubler et d'évincer les régimes provinciaux et territoriaux de réglementation des valeurs mobilières actuels.
Suivant la jurisprudence établie, la loi, si elle est considérée dans son ensemble, ne saurait être classée parmi celles qui relèvent du pouvoir général en matière de trafic et de commerce. Son caractère véritable n'intéresse pas une matière d'importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble et distincte des enjeux provinciaux. Le Canada n'a pas établi que le domaine des valeurs mobilières a évolué au point qu'il doive dorénavant être réglementé en vertu d'un chef de compétence fédérale. Le maintien des marchés des capitaux pour nourrir l'économie canadienne et assurer la stabilité financière du pays est une question qui va au-delà d'un secteur en particulier et met en jeu le commerce dans son ensemble. Cependant, la loi se préoccupe principalement de la réglementation courante de tous les aspects des contrats portant sur les valeurs mobilières, y compris la protection du public et la compétence professionnelle dans les provinces. Ces matières demeurent essentiellement des enjeux provinciaux intéressant la propriété et les droits civils dans les provinces et ne ressortissent pas au commerce dans son ensemble. Certains éléments de la loi concernant des matières d'importance et de portée véritablement nationales touchant le commerce dans son ensemble et distinctes des enjeux provinciaux, comme la prévention des risques systémiques et la collecte de données nationale, semblent liés au pouvoir général en matière de trafic et de commerce. En ce qui a trait à ces éléments de la loi, les provinces, agissant seules ou de concert, sont dépourvues de la capacité constitutionnelle de maintenir un régime national viable. Toutefois, si on la considère dans sa totalité, la loi ne porte pas principalement sur des enjeux véritablement fédéraux. Elle intéresse surtout la réglementation courante de tous les aspects du commerce des valeurs mobilières et, à cet égard, elle ne serait pas compromise si une province n'adhérait pas au régime fédéral.
En somme, la loi proposée excède les enjeux véritablement nationaux. Certes, l'importance économique et l'omniprésence du marché des valeurs mobilières pourraient, en principe, justifier une intervention fédérale différente de celle des provinces sur le plan qualitatif, mais elles ne justifient pas la supplantation intégrale de la réglementation du secteur des valeurs mobilières, résultat auquel mènerait, en définitive, la loi fédérale proposée. Rien n'interdit une démarche coopérative qui, tout en reconnaissant la nature essentiellement provinciale de la réglementation des valeurs mobilières, habiliterait le Parlement à traiter des enjeux véritablement nationaux. En outre, une telle approche s'inscrit dans le droit fil des principes constitutionnels canadiens et des pratiques adoptées par le fédéral et les provinces dans d'autres sphères d'activité.