Résumé de l'affaire

Demande en réclamation de dommages-intérêts et de dommages moraux (76 593 $). Accueillie en partie (51 853 $).
Le demandeur a été membre des Forces armées canadiennes du 29 août 1985 au 12 septembre 2013, date de sa retraite. En 1999, son épouse et lui, qui sont originaires de Sawyerville, ont reçu le conseil de leur médecin de se rapprocher de la ville de Sherbrooke, où leur enfant, lourdement handicapé, pourrait être suivi par les médecins spécialistes. Dans les Forces armées, le militaire est suivi par un gérant de carrière, qui le conseille et l'oriente dans sa carrière. Le demandeur a donc discuté avec son gérant de carrière de son projet de déménager sa famille à Sawyerville. Le 21 avril 1999, il a reçu une directive d'affectation qui le mutait à Saint-Jean à compter du 16 juillet 1999. Quant à sa famille, elle a été déménagée par les Forces armées à Sawyerville. Le 2 juin, un commandant a approuvé la demande d'autorisation du demandeur afin de pouvoir demeurer à l'extérieur des limites géographiques de la base pour «raison médicale reliée à son fils». Ce document, signé par le demandeur, contient l'expression «restriction imposée (RI)», laquelle fait référence au statut accordé au militaire par le gérant de carrière lui permettant d'être indemnisé pour ses frais de logement et de nourriture ainsi que ses frais d'absence du foyer. Ces bénéfices sont autorisés par le directeur, Rémunération et avantages sociaux, selon les directives du Conseil du Trésor du Canada. En avril 2005, le demandeur a été muté à la base de Bagotville avec le statut de RI en vigueur jusqu'en août 2009. À l'automne 2005, il a rencontré son gérant de carrière, car il désirait prendre sa retraite. Celui-ci l'a convaincu de rester en poste en lui déclarant erronément qu'il serait alors en RI. N'eût été la proposition d'affectation en RI à Saint-Jean, le demandeur affirme qu'il aurait pris sa retraite en août 2006. À compter du 30 juin 2009, il a été affecté à la base de Montréal, où il a dû louer un logement au loyer mensuel de 1 050 $. Durant le mois suivant, il a été informé que son statut RI était annulé et qu'il n'avait plus droit aux bénéfices d'absence du foyer. Les Forces armées lui ont également demandé de rembourser un trop-perçu de 49 874 $ puisque le statut de RI lui aurait été accordé par erreur du 1er avril 2006 au 30 juin 2009. Le 30 octobre, le demandeur a déposé un grief conformément à l'article 29 de la Loi sur la défense nationale. Celui-ci a été rejeté et la somme lui étant réclamée a été révisée à la hausse pour atteindre 59 388 $. Ce grief a été déféré au Comité des griefs des Forces armées, lequel a formulé une recommandation favorable au chef d'état-major de la Défense (CEMD). Toutefois, celui-ci, qui est l'autorité finale en la matière, n'est pas lié par cette recommandation. Le 28 août 2013, à la veille de sa retraite, le demandeur a payé sa dette, évaluée à 45 353 $. Un an plus tard, le CEMD a conclu que le demandeur avait été lésé et a accueilli son grief à hauteur de 7 004 $ pour les frais de vivres et le logement que celui-ci avait reçus d'avril 2006 à janvier 2007. Pour le solde, le grief a été rejeté. Un solde de 1 753 $ reste dû puisqu'il y a eu une autre erreur de calcul des Forces armées en août 2013. Alléguant la faute des préposés du défendeur, le demandeur lui réclame le remboursement de la somme de 52 393 $, 4 200 $ pour les frais de résiliation de son bail, 10 000 $ pour troubles et inconvénients et 10 000 $ en dommages moraux. Le défendeur soutient que, en raison de la décision du CEMD, il y a chose jugée.

Décision

La demande de compensation du demandeur n'a pas été décidée puisque le CEMD n'a jamais eu le pouvoir de l'accueillir. Ainsi, il y a absence d'identité d'objet à cet égard entre le grief et le présent recours. En conséquence, la chose jugée ne s'applique pas. D'autre part, ce n'est qu'au moment où le CEMD a rendu sa décision le 25 septembre 2014 que le demandeur a été informé des fautes qui lui étaient reprochées et du fait qu'il n'avait pas droit aux sommes réclamées, qu'il ne serait pas remboursé de ce qu'il avait payé sous protêt et que le CEMD ne pouvait accorder de compensation. En outre, jusqu'à qu'il établisse de façon définitive que le statut de RI avait été erronément accordé au demandeur, la décision du gérant de carrière faisait autorité et le demandeur pouvait s'y fier. Ainsi, avant cette décision, le recours du demandeur était prématuré. Son action, intentée le 9 décembre 2014, n'est donc pas prescrite (art. 269 (1) de la Loi sur la défense nationale, art. 32 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif et art. 2880 du Code civil du Québec (C.C.Q.)). Quant au fond du litige, toutes les instances décisionnelles qui se sont penchées sur le grief du demandeur ont reconnu les erreurs du personnel administratif des Forces armées dans le traitement de son dossier. En effet, il y a eu de nombreuses lacunes dans les procédés administratifs, à commencer par le déménagement de la famille du demandeur à Sawyerville, en 1999, et l'attribution erronée du statut de RI à ce dernier, en 2006. Or, une faute est une insouciance, une négligence ou une inhabilité. C'est ce qu'une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances n'aurait pas fait. Ici, l'information erronée transmise au demandeur de même que le laxisme systémique dans les procédures de vérification constituent des fautes génératrices de responsabilité. En fait, les Forces armées ont multiplié les erreurs en omettant pendant plus de trois ans de procéder aux vérifications sur l'admissibilité du demandeur au remboursement des frais liés à son logement et à sa subsistance. Ces fautes ont fait en sorte que le demandeur s'est retrouvé dans une spirale sans issue et a fait face à une réclamation colossale qui l'a placé dans un embarras certain. En outre, il est indéniable que l'ordre d'affectation en RI de 2006 était erroné et a joué un rôle déterminant dans la décision du demandeur de poursuivre sa carrière, malgré une situation familiale difficile, alors qu'il était admissible à la retraite. Grâce à cette erreur, les Forces armées ont bénéficié des services du demandeur pour une période additionnelle de sept ans. D'ailleurs, l'avantage indu qu'elles ont retiré n'est pas le remboursement des allocations et des indemnités, mais le maintien du lien d'emploi du demandeur pendant cette période à cause de son obligation de rembourser le trop-payé ayant résulté de la conduite fautive de ses préposés. La répétition successive d'erreurs grossières de la part des Forces armées a donc conduit à une injustice flagrante pour le demandeur. Il s'agit d'une circonstance exceptionnelle permettant au tribunal de modifier l'étendue de la restitution des prestations (art. 1699 C.C.Q.). Or, la jurisprudence a établi qu'il ne faut pas confondre l'obligation de restituer de l'accipiens et les dommages que la conduite du solvens a pu lui causer. Lorsqu'un paiement est fait par erreur suivant une faute de ce dernier, l'accipiens peut être indemnisé des dommages occasionnés par la situation bien qu'il doive rembourser. Ici, le défendeur doit répondre de la faute de ses préposés dans l'exécution de leurs fonctions (art. 1457 et 1463 C.C.Q.). Compte tenu du fait que le demandeur a rempli les formulaires de remboursement avec la confiance du statut de RI accordé par son supérieur et qu'il a toujours agi de bonne foi, le partage de responsabilité entre les parties est établi à 20 % pour le demandeur et à 80 % pour le défendeur. Ainsi, le demandeur a droit à 40 890 $ en remboursement des indemnités versées ainsi qu'à 10 963 $ en dommages-intérêts et en dommages non pécuniaires.


Dernière modification : le 9 août 2022 à 19 h 28 min.