Résumé de l'affaire
Appels d'un jugement de la Cour supérieure ayant condamné l'appelante à payer aux intimées 3 762 835 $ à titre de dommages-intérêts ainsi que des frais d'expertise et ayant rejeté l'action de ces dernières en injonction permanente. L'appel principal est accueilli en partie; l'appelante est condamnée à payer des dommages-intérêts de 2 297 636 $. L'appel incident est rejeté.
Les intimées sont propriétaires de quatre marchés d'alimentation, dont trois sont situés à Granby et l'autre à Cowansville. Au début des années 1980, elles se sont affiliées à l'appelante afin d'exploiter leurs commerces sous sa bannière. À ce moment, l'appelante, en plus d'approvisionner ses marchands affiliés, exploitait elle-même des marchés d'alimentation, dont un commerce de grande surface à escompte. À compter de 1990, l'appelante a adopté une nouvelle stratégie commerciale qui consistait à insérer progressivement dans son réseau de tels magasins à escompte. En 1993, l'appelante a dû abandonner ce projet. Les intimées, dont les prix d'approvisionnement étaient fixés par l'appelante, qui s'occupait également de la publicité de ses marchands affiliés, ont prétendu que ce changement de stratégie commerciale avait été fait à leurs dépens et qu'une telle concurrence déloyale constituait un abus de droit. Elles ont également soutenu que l'appelante aurait enfreint l'obligation de fiduciaire lui incombant aux termes des contrats d'affiliation. La réclamation des intimées visait les pertes financières passées et la perte de chances futures, qu'elles ont établies à plus de 19 millions de dollars, de même que des dommages exemplaires, évalués à 1 million. La juge de première instance a conclu à un abus de droit de la part de l'appelante, qui a continué à maintenir des prix élevés pour ses marchands affiliés et les a privés des outils de mise en marché dont bénéficiaient ses magasins à escompte. Elle a toutefois rejeté les conclusions relatives aux dommages exemplaires après avoir considéré qu'il n'y avait pas eu atteinte illicite aux droits des intimées de même que celles concernant l'obligation de fiduciaire de l'appelante étant donné qu'une telle notion n'existerait pas en droit civil québécois. L'injonction permanente n'a pas été prononcée en raison de la nature des ordonnances, que la juge de première instance a considérées comme vagues, imprécises et illégales. En plus du rejet complet de la réclamation en dommages-intérêts, l'appelante demande le maintien de sa demande reconventionnelle touchant les frais d'expertise. Par leur appel incident, les intimées demandent la majoration des dommages-intérêts, le paiement d'une indemnité pour dommages exemplaires ainsi que la reconnaissance de l'existence de l'obligation de fiduciaire de l'appelante.
Décision
Les objections de l'appelante quant au dépôt de certains de ses états financiers et de quelques documents de planification stratégique ont été rejetées à bon droit par la juge de première instance, qui a considéré qu'ils faisaient partie de la res gestae. En effet, il faut conclure à la pertinence de ces documents, qui permettent également de mieux comprendre la conduite de l'appelante.
Les contrats d'affiliation liant les parties doivent être considérés comme des contrats de franchise puisqu'ils prévoient le paiement par les intimées de certaines redevances en contrepartie de l'utilisation de la marque de l'appelante, de ses signes de ralliement, de son expertise et de son expérience touchant la mise en marché et l'approvisionnement d'un commerce d'alimentation ainsi que de son assistance technique. De plus, ces contrats comportent plusieurs des caractéristiques d'un contrat de franchise puisqu'ils sont à titre onéreux, synallagmatiques et à exécution successive, et qu'une partie de leur contenu n'est pas négociable. Même si, en l'espèce, aucune obligation n'était faite à l'appelante de s'abstenir de faire concurrence à ses franchisés pendant la durée de la convention et à son expiration, il faut toutefois considérer que les obligations découlant d'un contrat s'étendent également à celles qui résultent de sa nature, de l'équité et de l'usage ou de la loi (art. 1434 du Code civil du Québec (C.C.Q.)).
L'analyse de la responsabilité de l'appelante permet de constater qu'elle ne peut être que contractuelle; en conséquence, les dommages réclamés par les intimés ne peuvent être que directs et prévisibles (art. 1074 du Code civil du Bas Canada et art. 1613 C.C.Q.). En second lieu, cette responsabilité ne saurait être fondée sur l'obligation de fiduciaire de l'appelante, qui n'a aucune pertinence en droit civil québécois. Par contre, il faut examiner la loyauté des cocontractants et leur bonne foi qui est à la base de la nouvelle moralité contractuelle et de la théorie de l'abus de droit, qui n'a toutefois pas d'application en l'espèce. Afin de qualifier la faute de l'appelante, il faut tenir compte de l'absence d'interdiction précise dans le cadre contractuel, de l'existence d'un magasin à escompte lors de la signature des contrats d'affiliation de même que du contexte factuel. En effet, il fallait permettre à l'appelante de contrer la concurrence exercée par les compétiteurs de son magasin à escompte. Toutefois, ses tentatives de restructuration et son droit à la libre concurrence devaient être exercés de bonne foi en raison du partenariat créé avec les intimées par les contrats d'affiliation. Aux termes de ceux-ci, l'appelante avait une obligation fondamentale de collaboration et d'assistance technique et commerciale. Elle a manqué à cette obligation de loyauté lorsqu'elle s'est adressée à la concurrence des magasins à escompte en misant davantage sur le développement de ses propres magasins, en négligeant de réduire l'impact de cette stratégie sur les affaires des intimées et, surtout, en ne leur fournissant pas les outils nécessaires pour faire face à une telle concurrence. Il n'a pas été établi que cette faute ait eu une influence sur l'évolution du marché alimentaire de la ville de Cowansville, qui a été qualifié de marché autonome par les experts. Par conséquent, la réclamation relative à la perte de profits du commerce des intimées situé à Cowansville doit être rejetée. Il en va autrement des trois autres marchés puisqu'un lien de causalité s'infère raisonnablement du constat que la baisse du volume des ventes de ces commerces, qui ont toujours été rentables, coïncidait avec la faute de l'appelante.
Quant à l'évaluation des dommages subis par les intimées, la juge de première instance a accepté intégralement la méthodologie, les prémisses et les conclusions du rapport de leur expert tout en y appliquant une réduction de 10 % afin de tenir compte des impondérables. Elle a également décidé de réserver les droits des intimées quant aux dommages futurs. La méthode adoptée par cet expert, qui consistait à préparer des bilans financiers pro forma afin d'examiner le passé de l'entreprise pour ensuite projeter ce qui se serait probablement produit en tenant compte des magasins visés, au niveau des revenus produits par chacun d'eux et de leurs coûts, est une méthode connue et raisonnable d'évaluation du préjudice. La période couverte par cette analyse, qui débute en 1989 pour se terminer au deuxième semestre de l'année 1993 alors que l'appelante a redéfini sa stratégie commerciale, est adéquate. Toutefois, cette expertise, la seule soumise à la juge de première instance, comportait certaines failles et ne tenait pas compte de certains facteurs négatifs. Au nombre de ceux-ci se trouvent l'impact d'une grève ayant paralysé l'un des marchés des intimées pendant 23 mois, l'exclusion d'un important compétiteur de même que la faible valeur de la méthode de vérification employée par l'expert. Les dommages subis par les trois marchés d'alimentation des intimées s'élèvent à la somme de 2 297 636 $.
L'attribution de dommages exemplaires relève du pouvoir discrétionnaire de la juge de première instance, qui, en l'espèce, l'a exercé correctement, sans que l'on puisse conclure à une erreur de droit. En outre, la violation d'une obligation implicite de non-concurrence ne constituerait pas une violation de la jouissance paisible des biens des intimées au sens de l'article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne. L'appel incident sera donc rejeté.