Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de Terre-Neuve-et-Labrador ayant confirmé une décision de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador qui avait conclu que l'interdiction de poursuites en vertu de l'article 44 de la Workplace Health, Safety and Compensation Act (R.S.N.L. 1990, c. W-11) (WHSCA) était inapplicable. Accueilli.
Les frères Ryan ont perdu la vie lorsque leur bateau, le Ryan's Commander, a chaviré au retour d'une expédition de pêche au large des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador. Leurs veuves et enfants à charge (les «successions Ryan») ont demandé et reçu des indemnités au titre de la WHSCA de Terre-Neuve-et-Labrador. En outre, s'appuyant sur la Loi sur la responsabilité en matière maritime (LRMM) du gouvernement fédéral, les successions Ryan ont intenté une action contre Universal Marine Limited, Marine Services International Limited et P, un employé de cette dernière, leur reprochant d'avoir fait montre de négligence dans la conception et la construction du Ryan's Commander, de même que contre le procureur général du Canada, pour le motif qu'il y aurait eu négligence de la part de Transports Canada dans l'inspection du bateau. Marine Services et P ont demandé à la Workplace Health, Safety and Compensation Commission de décider si l'action tombait sous le coup de l'interdiction légale de poursuites prévue à l'article 44 WHSCA. La Commission a statué que cette disposition avait pour effet de prohiber l'action. À l'issue d'un contrôle judiciaire, la Section de première instance de la Cour suprême a infirmé la décision de la Commission, concluant que les doctrines de l'exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale s'appliquent et qu'il faut donc donner une interprétation atténuée à l'article 44, de façon que l'action puisse suivre son cours. La Cour d'appel, à la majorité, a confirmé le jugement de première instance.
Décision
M. le juge LeBel et Mme la juge Karakatsanis: L'interdiction légale de poursuites prévue à l'article 44 WHSCA est applicable au vu des faits de l'espèce. Elle ne bénéficie pas seulement à un «employeur» qui se trouve dans une relation d'emploi directe avec le travailleur blessé. Tout employeur contribuant au régime, ainsi que tout travailleur d'un tel employeur, bénéficie de l'interdiction légale de poursuites, pourvu que le travailleur ait été blessé dans le cours de ses fonctions et que les blessures soient survenues dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe l'employeur. En l'espèce, il convient de faire montre de déférence envers la conclusion de la Commission suivant laquelle les blessures ayant entraîné la mort des frères Ryan sont survenues dans le cours des activités habituelles ou accessoires menées dans l'industrie à laquelle participe Marine Services. Il s'agit d'une question mixte de fait et de droit à laquelle la Commission a répondu en appréciant la preuve et en interprétant sa loi constitutive. De plus, la WHSCA renferme une clause privative. À la lumière de ces facteurs, la norme de la décision raisonnable s'applique.

L'article 44 WHSCA est applicable et opérant du point de vue constitutionnel et il fait donc obstacle à l'action introduite par les successions Ryan contre Marine Services et P. La résolution d'un différend constitutionnel concernant le partage des compétences requiert d'abord et avant tout l'analyse du «caractère véritable» du texte de loi contesté, laquelle consiste dans une recherche sur la nature véritable de la loi en question afin d'identifier la matière sur laquelle elle porte essentiellement. Puis, au terme de l'analyse du caractère véritable, le tribunal ne doit généralement considérer la doctrine de l'exclusivité des compétences que s'il existe de la jurisprudence préconisant son application à l'objet du litige, comme c'est le cas dans le présent pourvoi. Il doit être satisfait à une analyse à deux volets pour que cette doctrine s'applique. La première étape consiste à se demander si la loi contestée empiète sur le coeur d'un chef de compétence énuméré à l'article 91 ou 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Deuxièmement, si la loi contestée empiète sur le coeur d'un chef de compétence, il faut déterminer si cet empiétement est suffisamment grave. La loi contestée ne doit pas simplement toucher le coeur d'une compétence, elle doit l'entraver. Lorsque la doctrine de l'exclusivité des compétences s'applique, la loi contestée est tout simplement inapplicable à la question excédant la compétence législative conférée.

La doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas en l'espèce. Il est satisfait au premier volet de l'analyse, mais non au second. Une disposition législative provinciale d'application générale comme l'article 44 WHSCA ne doit pas avoir pour effet de réglementer indirectement un aspect des règles de droit relatives à la négligence en matière maritime qui font partie du coeur de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires. En modifiant l'éventail des demandeurs susceptibles d'exercer le droit d'action pour négligence en matière maritime conféré par l'article 6 (2) LRMM, l'article 44 WHSCA empiète sur le coeur de la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires. Cependant, l'article 44 WHSCA n'entrave pas l'exercice de cette compétence fédérale. Il peut toucher l'exercice de cette compétence fédérale, mais ce degré d'empiétement ne suffit pas pour que s'applique la doctrine de l'exclusivité des compétences. L'empiétement causé par l'article 44 ne saurait être considéré important ou grave si l'on tient compte de l'étendue de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, de l'absence de répercussions sur l'uniformité du droit maritime canadien et de l'application de longue date des régimes d'indemnisation des accidents du travail dans le secteur maritime.

Suivant l'interprétation qu'il convient de donner à la LRMM, la doctrine de la prépondérance fédérale ne s'applique pas non plus à la présente affaire. Selon cette doctrine, lorsque les effets d'une loi provinciale sont incompatibles avec une loi fédérale, la seconde doit prévaloir et la loi provinciale être déclarée inopérante dans la mesure de l'incompatibilité. La doctrine de la prépondérance fédérale s'applique lorsqu'il existe une incompatibilité entre un texte de loi fédéral valide et un texte de loi provincial lui aussi valide, mais non en cas d'incompatibilité entre une règle de common law et une loi provinciale valide. L'incompatibilité peut résulter de deux formes différentes de conflit: le conflit d'application, à savoir lorsque l'observation d'une loi entraîne la violation de l'autre; et l'entrave à la réalisation d'un objectif fédéral. La norme d'invalidation d'une loi provinciale au motif qu'elle entrave la réalisation d'un objectif fédéral est élevée.

L'article 6 (2) LRMM confère une cause d'action aux personnes à la charge d'une personne qui, en raison de la faute ou de la négligence d'autrui, a perdu la vie dans un accident de navigation assujetti au droit maritime canadien. Cependant, l'article 6 (2) ne fait pas obstacle à l'application de régimes provinciaux d'indemnisation des accidents du travail. La WHSCA et la LRMM peuvent coexister sans conflit. L'article 6 (2) LRMM précise que les personnes à charge peuvent intenter une action «dans des circonstances qui, si le décès n'en était pas résulté, [...] auraient donné [à la victime] le droit de réclamer des dommages-intérêts». Ce texte tend à indiquer qu'il existe des situations où une personne à charge n'est pas autorisée à intenter une action en vertu de l'article 6 (2) LRMM. C'est le cas lorsqu'une disposition législative — tel l'article 44 WHSCA — interdit les poursuites au motif qu'une indemnité a déjà été versée au titre d'un régime d'indemnisation des accidents du travail. L'interdiction légale de poursuites prévue à l'article 44 WHSCA exclut l'indemnisation des accidents du travail du champ d'application du régime de la responsabilité délictuelle, régime dont fait partie la LRMM. Dans ces circonstances, un travailleur décédé dont les personnes à charge ont droit à une indemnité sous le régime de la WHSCA constitue, pour l'application de l'article 6 (2) LRMM, une personne ayant perdu la vie dans des circonstances qui ne lui auraient pas donné le droit de réclamer des dommages-intérêts si elle avait survécu. La WHSCA, qui établit un régime d'indemnisation sans égard à la responsabilité pour les accidents du travail, n'entrave pas la réalisation de l'objectif de l'article 6 (2) LRMM qui a été édicté en vue d'élargir la catégorie des personnes admises à intenter une action en négligence fondée sur le droit maritime. La WHSCA instaure tout simplement un régime d'indemnisation distinct du droit de la responsabilité délictuelle.


Dernière modification : le 16 août 2022 à 12 h 58 min.