Résumé de l'affaire

Appel de deux jugements de la Cour supérieure ayant condamné l'appelante au paiement de dommages-intérêts. Rejeté.
Dans la nuit du 18 juin 2001, Gélinas a communiqué avec le service d'urgence 9-1-1 de la Ville de Laval. Au cours d'une rencontre avec les policiers Rufer et Sirois, elle a déclaré craindre son ex-conjoint, Hotte, policier à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui l'avait menacée en se référant au fait que son père était mort après avoir reçu un coup de feu. Elle a rapporté qu'il était entré par effraction chez un voisin, qu'il notait les numéros de plaques des gens qu'elle côtoyait, qu'il était dépressif, qu'il emportait son arme à la maison, qu'il passait fréquemment devant chez elle, qu'il avait déjà été sanctionné pour un comportement similaire à l'égard d'une ex-collègue et qu'il était sous le coup d'une interdiction de lui parler. Jugeant qu'il ne s'agissait pas de menaces de mort, de harcèlement ou de violence conjugale, les policiers ont conclu que l'appel n'était pas fondé. Le 23 juin suivant, Hotte a tué Gélinas par balle pendant une poursuite automobile. Les passagers du véhicule conduit par Gélinas, soit les intimés, ont subi d'importantes blessures. L'appelante, la Ville de Laval, se pourvoit contre deux jugements de la Cour supérieure. Le premier jugement conclut à sa responsabilité pour la faute d'omission de ses deux policiers et au lien causal entre cette faute et les dommages-intérêts réclamés. Le second répartit la responsabilité entre l'appelante (25 %) et Hotte (75 %), condamnant solidairement ceux-ci à verser aux intimés une somme totale de 1 525 967 $, plus les intérêts, l'indemnité additionnelle et les dépens. L'appelante soutient d'abord que le juge de première instance a erré en concluant à une faute d'omission des deux policiers et que cette faute était causale et «contributoire» des dommages subis par les victimes. Elle prétend également que, selon la théorie du novus actus interveniens, des faits nouveaux auraient brisé le lien de causalité entre la faute d'omission alléguée et les dommages-intérêts réclamés. À cet égard, l'appelante fait valoir que, malgré les conseils des policiers, Gélinas aurait refusé de cesser tout contact avec Hotte. D'autre part, les victimes auraient elles-mêmes contribué aux dommages subis en raison de leur manque de prudence et de prévoyance devant l'inquiétude manifestée le soir de l'événement par Gélinas à l'égard de Hotte.

Décision

M. le juge Gascon: Pour conclure à une rupture du lien causal, il doit y avoir à la fois un arrêt complet du lien entre la faute initiale et le dommage ainsi que la relance d'un nouveau lien avec le préjudice en raison d'un acte sans rapport direct avec la faute initiale, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Il n'y a jamais eu disparition complète du lien entre la faute d'omission reprochée aux policiers et les dommages subis. Les deux derniers moyens d'appel doivent donc être écartés. Quant aux deux autres moyens invoqués par l'appelante, la norme de contrôle est celle de l'erreur manifeste et déraisonnable. Contrairement à d'autres cas où la preuve de la norme référentielle est nécessaire pour éviter que le juge ne tombe dans l'arbitraire, celle-ci était inapplicable dans le présent dossier. En effet, le juge devait évaluer le comportement des policiers par rapport à celui d'un policier prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Celles-ci consistaient en des faits objectifs révélés par la preuve et qui étaient simples. Le juge était aussi capable qu'un expert de les comprendre, de les analyser et d'en tirer les inférences nécessaires. Ainsi, le recours à une preuve d'expert n'était pas essentiel. En raison des infractions vraisemblablement commises par Hotte et du danger qu'il représentait, le juge n'a pas erré en concluant aux comportements fautifs des policiers, lesquels allaient au-delà de la simple erreur de jugement. À la lumière de la description inquiétante relatée par Gélinas, un policier raisonnable serait intervenu. D'une part, la décision de Gélinas de ne pas porter plainte contre Hotte n'influe pas sur l'analyse du comportement raisonnable des policiers. Conclure autrement équivaudrait à dénaturer le rôle proactif que ceux-ci doivent jouer en matière de violence conjugale. D'autre part, l'attitude de Gélinas envers Hotte dans les jours ayant précédé le drame, comme le souligne le juge, pouvait vraisemblablement être une conséquence de l'état de dépendance de Gélinas envers son ex-conjoint dans le contexte de peur et d'anxiété qu'il lui imposait. Ainsi, le comportement de cette dernière ne pouvait servir d'excuse à la conduite fautive des policiers devant les nombreux signes objectifs et subjectifs qui commandaient une intervention. Enfin, le juge ne s'est pas servi de la directive de la Ville ou de la politique provinciale en matière de violence conjugale pour soutenir que les policiers ne pouvaient exercer leur pouvoir discrétionnaire d'arrestation. Même si l'on admet qu'ils avaient exercé ce pouvoir, la preuve a démontré le caractère irrationnel et déraisonnable de leurs agissements. Au surplus, l'élément déterminant de la directive de la Ville sur l'obligation de rédiger un rapport opérationnel en toute situation de violence conjugale ne relève pas de l'exercice du pouvoir discrétionnaire des policiers aux termes du Code criminel, mais plutôt d'un ordre que leur impose la Ville et auquel ils doivent obtempérer. D'ailleurs, les faits relatés par Gélinas aux policiers correspondaient à la définition de violence conjugale énoncée à la directive. Dans ces circonstances, le juge n'a pas commis d'erreur manifeste et déterminante dans son évaluation de la preuve sur l'existence d'une faute d'omission des policiers.

En ce qui concerne le lien de causalité, le juge a conclu qu'il était prévisible que, si Hotte mettait à exécution ses menaces, la présence d'autres personnes, notamment d'hommes que son ex-conjointe côtoyait, avait peu d'effet sur la commission d'une infraction. La faute des policiers a donc rendu objectivement possible la réalisation du dommage, et les conséquences de cette faute étaient raisonnablement prévisibles. En outre, le juge reproche aux policiers de ne pas avoir compris les menaces de mort, de ne pas avoir conclu à un harcèlement criminel, de ne pas avoir écouté un témoin qu'ils estimaient crédible, de ne pas avoir cru en l'état de dépression de Hotte auquel Gélinas faisait référence et de ne pas avoir pris conscience du danger qu'il représentait, et ce, sur la base des symptômes nombreux et inquiétants découlant du comportement de Hotte. Quant à la prévisibilité du dommage, la preuve retenue par le juge supportait le constat selon lequel, si les autorités de la Ville et de la GRC avaient été dûment informées des faits rapportés par Gélinas aux deux policiers dans la nuit du 18 juin, des actions auraient vraisemblablement suivi, ce qui aurait en toute probabilité mené au désarmement rapide de Hotte. Quant aux objections à certaines questions soulevées par la Ville rejetées par le juge, les représentants de la GRC ont mis en preuve les pratiques générales et habituelles en matière de plaintes disciplinaires au sein de cette organisation ainsi que les processus suivis dans de tels cas. Ils l'ont fait sur la base de leurs connaissances et expériences personnelles. Il n'y avait rien de scientifique ou de technique dans ces explications. Ainsi, cette preuve par témoins ordinaires était recevable. Dès que l'on retient, sur la foi de cette preuve, qu'il y aurait vraisemblablement eu désarmement rapide de Hotte, la prévisibilité des dommages subis découlant de la faute reprochée aux policiers est établie.


Dernière modification : le 9 août 2022 à 19 h 35 min.