Résumé de l'affaire

Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel du Québec ayant confirmé un jugement de la Cour du Québec. Accueilli.
K. emprunte l'escalier mécanique descendant dans une station de métro sans tenir la main courante. Un policier employé par la ville, et désigné à titre d'inspecteur par la société responsable du réseau de métro («STM») lui ordonne à plusieurs reprises de tenir la main courante, car la STM enseigne aux policiers que le fait de tenir la main courante constitue une obligation réglementaire. K. refuse d'obtempérer et de s'identifier. Le policier la place en état d'arrestation et fouille son sac. Il lui remet un constat d'infraction pour avoir désobéi à un pictogramme indiquant de tenir la main courante affiché près de l'escalier par la STM en vertu de son règlement R-036, et un autre pour avoir entravé le travail des policiers. Acquittée en cour municipale, K. intente une action en responsabilité civile contre le policier, son employeur, et la STM, soutenant que l'arrestation était illégale, abusive et fautive puisque tenir la main courante ne constitue pas une obligation réglementaire mais plutôt un simple avertissement. Le juge du procès rejette l'action, concluant que le policier n'a commis aucune faute civile et que c'est K. qui aurait eu un comportement inconcevable en refusant d'obtempérer à l'ordre du policier. La Cour d'appel, à la majorité, confirme cette décision.

Décisio

Mme la juge Côté: Un policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances n'aurait pas considéré que le fait d'omettre de tenir la main courante constituait une infraction. Le policier a donc commis une faute en plaçant K. en état d'arrestation. La STM a commis une faute en enseignant aux policiers que le pictogramme en cause imposait l'obligation de tenir la main courante, faute qui explique — du moins en partie — la conduite du policier. Enfin, à titre de commettante du policier, la ville doit être tenue responsable de la faute de ce dernier. Quant à K., elle était en droit de refuser d'obéir à un ordre illégal, et elle n'a donc commis aucune faute qui justifierait un partage de responsabilité.

Pour accomplir leur mission, soit de maintenir la paix, l'ordre et la sécurité publique, les policiers sont appelés à restreindre les droits et libertés des citoyens en recourant au pouvoir coercitif de l'État. Puisque le risque d'abus est indéniable, il importe que les actes des policiers trouvent en tout temps un fondement juridique; à défaut de telles justifications, leur conduite est illégale et ne saurait être tolérée. Les policiers sont conséquemment astreints, dans l'exercice de leurs pouvoirs, à des règles de conduite exigeantes visant à prévenir l'arbitraire et les restrictions injustifiées aux droits et libertés. Lorsqu'un policier s'écarte de ces règles, il ne bénéficie d'aucune immunité de droit public. En droit québécois, comme tout autre justiciable, le policier est tenu responsable civilement du préjudice qu'il cause à autrui par une faute, conformément à l'article 1457 du Code civil du Québec (C.C.Q.), qui impose à toute personne «le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui». Le policier commet une faute civile lorsqu'il se comporte d'une manière qui s'écarte de la conduite qu'un policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances aurait eue. La conduite policière doit être évaluée selon le critère du policier normalement prudent, diligent et compétent placé dans les mêmes circonstances; ce critère reconnaît le caractère largement discrétionnaire du travail policier.

La norme de conduite que le policier raisonnable est tenu de respecter correspond à une obligation de moyens: il ne suffit pas de démontrer l'illégalité de sa conduite. Néanmoins, le simple fait que l'acte d'un policier ait une assise juridique ne dégage pas ce dernier à coup sûr de toute responsabilité civile. Le policier a l'obligation d'avoir une connaissance et une compréhension adéquates du droit criminel et pénal, des infractions qu'il est appelé à prévenir et à réprimer, et des droits et libertés protégés par les chartes. Il doit être en mesure de faire preuve de jugement quant au droit applicable et ne peut s'en remettre aveuglément aux formations et aux instructions reçues qui, bien qu'elles doivent être prises en compte dans l'appréciation de sa conduite, ne sont toutefois pas en elles-mêmes déterminantes. Un policier ne peut éviter d'engager sa responsabilité civile personnelle simplement en plaidant qu'il ne faisait qu'exécuter un ordre qu'il savait ou devait savoir illégal. Un policier commettra donc parfois une faute civile s'il adopte une conduite illégale, même si celle-ci est par ailleurs conforme aux formations et aux instructions reçues, aux politiques, directives et procédures en place et aux pratiques usuelles. Tout est affaire de contexte: il faut se demander si un policier raisonnable aurait agi de la même manière. Un policier n'engagera généralement pas sa responsabilité civile en faisant respecter une disposition — présumée valide au moment des faits — qui est par la suite déclarée invalide, dans la mesure où il ne commet par ailleurs aucune faute dans l'exercice de ses pouvoirs. Toutefois, il ne s'ensuit pas que l'existence en droit d'une infraction — ou encore sa portée — doit être tenue pour acquise, dans le cadre d'une action en responsabilité civile, sur la foi des simples prétentions en ce sens de l'État, d'une personne morale de droit public ou d'un de leurs représentants.

En l'espèce, le policier a commis une faute civile en ordonnant à K. de s'identifier, puis en procédant à son arrestation et à une fouille, sur la base d'une infraction inexistante, à savoir désobéir au pictogramme indiquant de tenir la main courante. Un policier raisonnable placé dans les mêmes circonstances n'aurait pas conclu que la désobéissance au pictogramme constituait une infraction réglementaire. Avant de priver K. de sa liberté, le policier devait d'abord s'assurer que son intervention reposait sur une justification juridique valable. Un policier raisonnable aurait conclu que le pictogramme exprime un simple conseil de prudence, et ce, en dépit de la formation reçue. La conduite du policier était donc nécessairement fautive, dans la mesure où elle découlait d'une croyance déraisonnable en l'existence d'une infraction inexistante en droit. À titre de commettante, la ville est aussi tenue de réparer le préjudice causé, en vertu des articles 1463 et 1464 C.C.Q., puisqu'il n'est pas contesté que le policier agissait dans l'exercice de ses fonctions lorsque la faute a été commise, même si sa conduite était par ailleurs illégale.

Quant à la STM, elle ne bénéficie d'aucune immunité de droit public. Le régime général de la responsabilité civile extracontractuelle s'applique en principe à une personne morale de droit public, à moins que cette dernière démontre qu'une règle particulière de droit public y déroge. Une personne morale de droit public n'engage pas sa responsabilité civile si elle adopte ou prend un règlement qui est subséquemment jugé invalide, sauf si sa décision de le faire était entachée de mauvaise foi ou irrationnelle. Néanmoins, elle est susceptible d'engager sa responsabilité civile si elle commet une erreur de droit dans la mise en oeuvre de sa propre réglementation. Dans la présente affaire, les formations offertes par la STM aux policiers s'inscrivent dans la mise en oeuvre du règlement R-036. À cet égard, la STM ne saurait se soustraire au régime de l'article 1457 C.C.Q. Elle a commis une faute directe, se situant au stade de la mise en oeuvre du règlement, en donnant des formations laissant croire aux policiers appelés à faire respecter ses règlements que tenir la main courante constituait une obligation réglementaire. Dès qu'elle a entrepris d'offrir de la formation aux policiers, elle devait s'assurer que cette formation serait adéquate et refléterait l'état du droit. S'il était fautif pour le policier de croire que tenir la main courante constituait une obligation, il était tout aussi fautif pour la STM de mal interpréter le règlement et de donner des formations en conséquence.

La STM est également responsable, à titre de mandante, de la faute du policier. La désignation d'un policier à titre d'inspecteur du métro crée un rapport juridique analogue à un mandat au sens de l'article 2130 alinéa 1 C.C.Q. en vertu duquel une société de transport en commun est susceptible d'engager sa responsabilité civile à l'égard d'un tiers. En veillant à l'application des règlements de la société de transport en commun, un policier représente par le fait même cette dernière dans l'accomplissement d'un acte juridique, qui doit faire l'objet d'une interprétation libérale. Cette conclusion ne compromet en rien l'autonomie dont bénéficie le policier dans l'exercice de ses pouvoirs. Si un policier peut être qualifié de préposé, il n'y a aucune raison pour laquelle il ne pourrait être un mandataire au regard du régime de la responsabilité civile — un rapport qui ne suppose aucun lien de préposition.

K. était en droit de refuser d'obéir à un ordre illégal et n'a donc commis aucune faute qui justifierait un partage de responsabilité au regard de l'article 1478 alinéa 2 C.C.Q. À moins qu'une disposition législative ou une règle de common law le prévoit clairement, il n'existe aucune obligation de dévoiler son identité à un policier ni d'ailleurs de lui offrir sa collaboration. Conclure que K. doit se voir imputer une part de responsabilité reviendrait à dire qu'il existe, en toutes circonstances, une règle de conduite exigeant d'obtempérer à l'ordre illégal d'un policier, même si cet ordre repose sur une infraction qui n'existe tout simplement pas en droit. Si les droits d'une personne avertie sont enfreints, elle doit pouvoir réagir — dans les limites du raisonnable — sans pour autant être tenue civilement responsable. De même, on ne peut reprocher à K. de n'avoir rien fait pour mitiger le préjudice qu'elle subissait. La personne raisonnable, prudente et diligente n'a pas l'obligation d'obéir à un ordre illégal. L'obligation de mitigation doit parfois être écartée lorsqu'elle entre en conflit avec le respect des droits et libertés. Dans une société libre et démocratique, personne ne devrait accepter — ni s'attendre à subir — les ingérences injustifiées de l'État. Les atteintes à la liberté de mouvement, tout comme celles à la vie privée, ne doivent pas être banalisées.


Dernière modification : le 9 août 2022 à 17 h 54 min.