Résumé de l'affaire

Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de la Saskatchewan ayant infirmé une décision de la Cour du Banc de la Reine. Accueilli, avec dissidence.
L'appelant était passager dans le véhicule conduit par N sur une route rurale située sur le territoire de la municipalité intimée. N a été incapable de prendre un virage serré et il a perdu la maîtrise de son véhicule. L'appelant est devenu quadriplégique à la suite des blessures subies dans l'accident. Les parties ont convenu avant le procès du montant des dommages-intérêts, qui ont été fixés à 2,5 millions de dollars. La question en litige était celle de savoir si la municipalité, N et l'appelant étaient responsables et, dans l'affirmative, dans quelles proportions. Le jour qui a précédé l'accident, N avait assisté à une fête à la résidence des T, non loin de la scène de l'accident. Durant la nuit, il a continué de boire à une autre fête, où il a rencontré l'appelant. Le matin, les deux hommes sont retournés en automobile à la résidence des T, où N a continué de boire, cessant de le faire quelques heures avant de prendre la route dans sa camionnette en compagnie de l'appelant. N n'était pas familier avec le chemin en question, mais il l'avait emprunté a trois reprises au cours des 24 heures qui avaient précédé l'accident pour aller et venir de la résidence des T. À l'approche de l'endroit de l'accident, la distance de visibilité était réduite en raison du rayon de courbure du virage et de la présence de broussailles poussant jusqu'au bord du chemin. Une faible pluie tombait lorsque N s'est engagé sur le chemin en quittant la résidence des T. L'arrière de la camionnette a zigzagué à plusieurs reprises avant que le véhicule n'arrive aux abords du virage serré où l'accident est survenu. Selon le témoignage d'un expert, N roulait à une vitesse se situant entre 53 et 65 km/h lorsque le véhicule s'est engagé dans la courbe, soit une vitesse légèrement supérieure à celle à laquelle le virage pouvait être pris en sécurité eu égard aux conditions qui existaient au moment de l'accident. Le chemin, qui était entretenu par la municipalité, appartenait à la catégorie des voies d'accès locales non désignées. La municipalité installe des panneaux de signalisation sur ces chemins si elle constate l'existence d'un danger ou si plusieurs accidents se produisent au même endroit. Elle n'avait installé aucune signalisation le long de cette portion du chemin. On a signalé trois autres accidents survenus de 1978 à 1987 à l'est du lieu de l'accident dont a été victime l'appelant. La juge de première instance a estimé que l'appelant était responsable de négligence concourante dans une proportion de 15 pour cent, du fait qu'il avait omis de prendre des précautions raisonnables pour assurer sa propre sécurité en acceptant de monter à bord du véhicule de N, et elle a réparti le reste de la responsabilité solidairement entre N (50 pour cent) et l'intimée (35 pour cent). La Cour d'appel a infirmé la conclusion de la juge de première instance selon laquelle la municipalité avait été négligente.

Décision

MM. les juges Iacobucci et Major, à l'opinion desquels souscrivent la juge en chef McLachlin et les juges L'Heureux-Dubé et Arbour: Étant donné que l'appel ne constitue pas un nouveau procès, il faut se demander quelle est la norme de contrôle applicable en appel à l'égard des diverses questions que soulève le pourvoi. La norme de contrôle applicable aux pures questions de droit est celle de la décision correcte et, en conséquence, il est loisible aux cours d'appel de substituer leur opinion à celle des juges de première instance. Les cours d'appel ont besoin d'un large pouvoir de contrôle à l'égard des questions de droit pour être en mesure de s'acquitter de leur rôle premier, qui consiste à préciser et à raffiner les règles de droit et à veiller à leur application universelle.

Suivant la norme de contrôle applicable aux conclusions de fait, ces conclusions ne peuvent être infirmées que s'il est établi que le juge de première instance a commis une «erreur manifeste et dominante». Une erreur manifeste est une erreur qui est évidente. Les diverses raisons justifiant la retenue à l'égard des conclusions de fait du juge de première instance peuvent être regroupées sous trois principes de base. Premièrement, vu la rareté des ressources dont disposent les tribunaux, le fait de limiter la portée du contrôle judiciaire a pour effet de réduire le nombre, la durée et le coût des appels. Deuxièmement, le respect du principe de la retenue envers les conclusions favorise l'autonomie et l'intégrité du procès. Enfin, ce principe permet de reconnaître l'expertise du juge de première instance et la position avantageuse dans laquelle il se trouve pour tirer des conclusions de fait, étant donné qu'il a l'occasion d'examiner la preuve en profondeur et d'entendre les témoignages de vive voix. Il faut faire preuve du même degré de retenue envers les inférences de fait, car nombre de raisons justifiant de faire preuve de retenue à l'égard des constatations de fait du juge de première instance valent autant pour toutes ses conclusions factuelles. La norme de contrôle ne consiste pas à vérifier si l'inférence peut être raisonnablement étayée par les conclusions de fait du juge de première instance, mais plutôt si ce dernier a commis une erreur manifeste et dominante en tirant une conclusion factuelle sur la base de faits admis, ce qui suppose l'application d'une norme plus stricte. Une conclusion factuelle — quelle que soit sa nature — exige nécessairement qu'on attribue un certain poids à un élément de preuve et, de ce fait, commande l'application d'une norme de contrôle empreinte de retenue. Si aucune erreur manifeste et dominante n'est décelée en ce qui concerne les faits sur lesquels repose l'inférence du juge de première instance, ce n'est que lorsque le processus inférentiel lui-même est manifestement erroné que la cour d'appel peut modifier la conclusion factuelle.

Les questions mixtes de fait et de droit supposent l'application d'une norme juridique à un ensemble de faits. Lorsque la question mixte de fait et de droit en litige est une conclusion de négligence, il y a lieu de faire preuve de retenue à l'égard de cette conclusion en l'absence d'erreur de droit ou d'erreur manifeste et dominante. Le fait d'exiger l'application de la norme de l'«erreur manifeste et dominante» aux fins de contrôle d'une conclusion de négligence tirée par un juge ou un jury consolide les rapports qui doivent exister entre les juridictions d'appel et celles de première instance et respecte la norme de contrôle bien établie qui s'applique aux conclusions de négligence tirées par les jurys. Si la question litigieuse en appel soulève l'interprétation de l'ensemble de la preuve par le juge de première instance, cette interprétation ne doit pas être infirmée en l'absence d'erreur manifeste et dominante. La question de savoir si le défendeur a respecté la norme de diligence suppose l'application d'une norme juridique à un ensemble de faits, ce qui en fait une question mixte de fait et de droit. Cette question est alors assujettie à la norme de l'erreur manifeste et dominante, à moins que le juge de première instance n'ait clairement commis une erreur de principe en déterminant la norme applicable ou en appliquant cette norme, auquel cas l'erreur peut constituer une erreur de droit, qui est assujettie à la norme de la décision correcte.

En l'espèce, la norme de diligence à laquelle devait se conformer la municipalité consistait à tenir le chemin dans un état raisonnable d'entretien, de façon que ceux qui devaient l'emprunter puissent, en prenant des précautions normales, y circuler en sécurité. La juge de première instance a appliqué le bon critère juridique en concluant que la municipalité n'avait pas respecté cette norme et sa décision ne devrait pas être infirmée en l'absence d'erreur manifeste et dominante. La juge de première instance a eu à l'esprit la conduite de l'automobiliste moyen puisqu'elle a commencé son examen de la norme de diligence en formulant dès le départ le critère approprié, puis elle s'est interrogée, tant explicitement qu'implicitement, sur la façon dont conduirait l'automobiliste raisonnable en s'approchant du virage. De plus, le fait qu'elle a imputé une partie de la responsabilité à N indique qu'elle a évalué sa conduite au regard du critère du conducteur moyen, tout comme l'indique le fait qu'elle a utilisé l'expression [traduction] «danger caché» et qu'elle s'est demandé à quelle vitesse les automobilistes auraient dû approcher du virage.

La conclusion de la Cour d'appel portant que la juge de première instance avait commis une erreur manifeste et dominante reposait sur la présomption erronée selon laquelle la juge aurait accepté que l'automobiliste moyen approcherait du virage à 80 km/h, alors que dans les faits elle a estimé qu'il était possible qu'un automobiliste prenant des précautions normales s'approche du virage à une vitesse supérieure à la vitesse sécuritaire pour effectuer la manoeuvre. Loin de constituer une erreur manifeste et dominante, cette conclusion découlait d'une évaluation raisonnable et réaliste de l'ensemble de la preuve par la juge de première instance.

La juge de première instance n'a pas commis d'erreur lorsqu'elle a conclu que la municipalité connaissait ou aurait dû connaître le mauvais état du chemin. Étant donné que, en l'espèce, le danger était une caractéristique permanente du chemin, il était loisible à la juge de première instance d'inférer que le conseiller municipal prudent aurait dû être au fait du danger. Dès l'instant où une telle inférence est tirée, elle demeure inchangée à moins que la municipalité ne puisse la réfuter en démontrant qu'elle a pris des mesures raisonnables pour faire cesser le danger. Les accidents survenus antérieurement sur le chemin ne constituent pas une preuve directe permettant de conclure que la municipalité connaissait l'existence du danger particulier en cause, mais ce facteur, conjugué à la connaissance du type de conducteurs utilisant le chemin, aurait dû inciter la municipalité à faire enquête à l'égard du chemin en question, ce qui lui aurait permis de prendre connaissance concrètement de l'existence du danger. Exiger du demandeur qu'il apporte la preuve concrète de la connaissance par la municipalité du mauvais état d'entretien de ses chemins revient à imposer à ce dernier un fardeau inacceptablement lourd. Il s'agit d'information relevant du domaine de connaissance de la municipalité et, selon nous, il était raisonnable que la juge de première instance infère de sa conclusion relative au mauvais état d'entretien persistant du chemin que la municipalité possédait la connaissance requise.

La conclusion de la juge de première instance quant à la cause de l'accident était une conclusion de fait assujettie à la norme de contrôle de l'«erreur manifeste et dominante». Le caractère théorique de l'analyse de la question de savoir si N aurait aperçu un panneau de signalisation installé avant la courbe justifie de faire montre de retenue à l'égard des conclusions factuelles de la juge de première instance. Les constatations factuelles de cette dernière relativement à la causalité étaient raisonnables et la Cour d'appel n'aurait donc pas dû les modifier.

M. le juge Bastarache, dissident, à l'opinion duquel souscrivent les juges Gonthier, Binnie et LeBel: Les conclusions de fait du juge de première instance ne sont pas modifiées en l'absence d'erreur manifeste ou dominante, principalement parce qu'il est le seul à avoir l'occasion d'observer les témoins et d'entendre les témoignages de vive voix, et qu'il est, de ce fait, plus à même de choisir entre deux versions divergentes d'un même événement. Le processus de constatation des faits exige non seulement du juge qu'il dégage le noeud factuel de l'affaire, mais également qu'il tire des inférences des faits. Bien que la norme de contrôle soit la même et pour les conclusions de fait et pour les inférences de fait, il importe néanmoins de faire une distinction analytique entre les deux. Des inférences peuvent être rejetées pour d'autres raisons que le fait que le processus qui les a produites est lui-même déficient. Une inférence peut être manifestement erronée si ses assises factuelles présentent des lacunes ou si la norme juridique appliquée aux faits est mal interprétée. Dans le contexte du droit relatif à la négligence, la question de savoir si la conduite du défendeur est conforme à la norme de diligence appropriée est une question mixte de fait et de droit. Une fois les faits établis, la décision touchant la question de savoir si le défendeur a respecté ou non la norme de diligence est, dans la plupart des cas, contrôlable selon la norme de la décision correcte, puisque le juge de première instance doit apprécier les faits au regard de la norme de diligence appropriée, question de droit qui relève autant des cours de première instance que des cours d'appel.

En l'espèce, la question de savoir si la municipalité connaissait ou aurait dû connaître le danger dont on alléguait l'existence était une question mixte de fait et de droit. Le juge de première instance doit examiner cette question eu égard aux obligations qui incombent au conseiller municipal moyen, raisonnable et prudent. Même en supposant que le juge de première instance détermine correctement la norme juridique applicable, il lui est encore possible de commettre une erreur lorsqu'il apprécie les faits à la lumière de cette norme juridique, processus qui implique notamment l'établissement de politiques d'intérêt général. Par exemple, il doit se demander si le fait que des accidents se soient déjà produits à d'autres endroits du chemin alerterait le conseiller municipal moyen, raisonnable et prudent de l'existence d'un danger. Il doit également se demander si ce conseiller aurait appris l'existence de l'accident antérieur par un système d'information sur les accidents, question normative qui est contrôlable selon la norme de la décision correcte. Les questions mixtes de fait et de droit ne sont pas toutes contrôlables suivant cette norme, mais elles ne commandent pas systématiquement une attitude empreinte de retenue.

Suivant la norme de diligence énoncée à l'article 192 de la Rural Municipality Act, 1989 (S.S. 1989-90, c. R-26.1), la juge de première instance devait se demander si le tronçon du chemin sur lequel s'est produit l'accident constituait un danger pour le conducteur raisonnable prenant des précautions normales. En l'espèce, la juge de première instance a omis de se demander si un tel conducteur aurait pu rouler en sécurité sur le tronçon en question. Il s'agissait d'une erreur de droit. Les municipalités ont l'obligation de tenir les chemins dans un état raisonnable d'entretien de façon que ceux qui doivent les emprunter puissent, en prenant des précautions normales, y circuler en sécurité. Il s'agit d'une obligation de portée limitée, car les municipalités ne sont pas les assureurs des automobilistes qui roulent dans leurs rues. Bien que la juge de première instance ait conclu que la portion du chemin où s'est produit l'accident exposait les conducteurs à un danger caché, il n'y a rien qui indique qu'elle s'est demandé si cette portion du chemin présentait un risque pour le conducteur raisonnable prenant des précautions normales. La cour d'appel qui décèle une erreur de droit a compétence pour reprendre telles quelles les conclusions de fait du juge de première instance et les réévaluer au regard du critère juridique approprié. En l'espèce, la portion du chemin où s'est produit l'accident ne présentait pas de risque pour un conducteur raisonnable prenant des précautions normales, car l'état de ce chemin en général avertissait l'automobiliste raisonnable que la prudence s'imposait.

La juge de première instance a commis et des erreurs de droit et des erreurs de fait manifestes et dominantes en statuant que la municipalité intimée aurait dû connaître le mauvais état dans lequel se trouvait, prétendait-on, le chemin. La juge de première instance n'a pas conclu que la municipalité intimée connaissait concrètement le prétendu mauvais état du chemin, mais elle lui a plutôt prêté cette connaissance pour le motif qu'elle aurait dû connaître l'existence du danger. Sur le plan juridique, le juge de première instance doit se demander s'il y a lieu de présumer que la municipalité connaissait ce fait, eu égard aux obligations qui incombent au conseiller municipal moyen, raisonnable et prudent. Il répond ensuite à cette question en appréciant les faits de l'espèce dont il est saisi. Dans la présente affaire, la juge de première instance a fait erreur en droit en examinant la question de la connaissance requise du point de vue du spécialiste plutôt que du point de vue du conseiller municipal prudent et en ne reconnaissant pas que le fardeau de prouver que la municipalité connaissait ou aurait dû connaître le mauvais état du chemin ne cessait jamais d'incomber au demandeur. La juge de première instance a commis une erreur de fait manifeste et dominante en inférant déraisonnablement que la municipalité intimée aurait dû savoir que la partie du chemin où l'accident s'est produit était dangereuse, compte tenu de la preuve que des accidents avaient eu lieu ailleurs sur ce chemin. La municipalité n'avait aucune raison particulière d'aller inspecter cette portion du chemin pour voir s'il y existait des dangers, puisqu'elle n'avait reçu aucune plainte d'automobilistes relativement à l'absence de signalisation, à l'absence de surélévation des courbes ou à la présence d'arbres et de végétation en bordure du chemin. La question de la connaissance de l'intimée est intimement liée à celle de la norme de diligence. Une municipalité est uniquement censée avoir connaissance des dangers qui présentent un risque pour le conducteur raisonnable prenant des précautions normales, puisqu'il s'agit des seuls dangers à l'égard desquels existe une obligation d'entretien. En l'espèce, on ne pouvait attendre de l'intimée qu'elle connaisse le danger qui existait à l'endroit où le véhicule de N a fait un tonneau, puisque ce danger ne présentait tout simplement pas de risque pour le conducteur raisonnable. Il ressort implicitement des motifs de la juge de première instance que la municipalité aurait censément dû connaître l'existence des accidents grâce à un système d'information en la matière, erreur manifeste en l'absence de quelque élément de preuve indiquant ce qui aurait pu constituer un système raisonnable.

Relativement aux conclusions de la juge de première instance sur le lien de causalité, qui sont des conclusions de fait, celle-ci a fait abstraction de la preuve que le véhicule de N avait fait une embardée dans la première courbe et que ce dernier avait roulé à trois reprises sur le chemin en question au cours des 18 à 20 heures ayant précédé l'accident. La juge de première instance a également omis de tenir compte de l'importance du témoignage du spécialiste judiciaire en matière d'alcool, qui menait irrésistiblement à la conclusion que l'alcool avait été le facteur causal de l'accident, et elle a erronément invoqué une déclaration de celui-ci au soutien de sa conclusion que N aurait réagi à un panneau de signalisation. La conclusion que le résultat aurait été différent si N avait été prévenu de l'existence de la courbe ne tient pas compte du fait qu'il savait déjà qu'elle existait. Le fait que la juge de première instance ait mentionné certains éléments de preuve au soutien de ses conclusions sur le lien de causalité n'a pas pour effet de soustraire ces conclusions au pouvoir de contrôle de notre Cour. Le tribunal d'appel est habilité à se demander si le juge de première instance a clairement fait erreur en décidant comme il l'a fait sur le fondement de certains éléments de preuve alors que d'autres éléments mènent irrésistiblement à la conclusion inverse.

Indépendamment de l'approche choisie à l'égard de la question de l'obligation de diligence, il n'est que raisonnable d'attendre d'une municipalité qu'elle prévoit les accidents qui surviennent en raison de l'état du chemin, et non, comme en l'espèce, ceux qui résultent de l'état du conducteur. Élargir l'obligation d'entretien des municipalités en exigeant qu'elles tiennent compte, dans l'exécution de cette obligation, des actes des conducteurs déraisonnables ou imprudents, entraînerait une modification radicale et irréalisable de la norme actuelle.


Dernière modification : le 9 août 2022 à 19 h 40 min.