Résumé de l'affaire

Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta ayant infirmé le jugement de la Cour du Banc de la Reine qui avait confirmé une décision d'une commission d'enquête qui avait maintenu la plainte de discrimination de l'appelante. Rejeté, avec dissidence.
L'appelante, professeure permanente à l'Université de l'Alberta, a été forcée de prendre sa retraite à l'âge de 65 ans conformément à une clause relative à la retraite obligatoire prévue dans la convention collective conclue entre l'université et son corps professoral. Elle a présenté devant l'Alberta Human Rights Commission une plainte dans laquelle elle prétendait que sa mise à la retraite forcée violait l'article 7 de l'Individual's Rights Protection Act puisqu'elle faisait ainsi l'objet de discrimination fondée sur l'âge. L'article 11.1 de la loi prévoit que la discrimination fondée sur un motif interdit sera permise si l'employeur établit que la dérogation était «raisonnable et justifiable, eu égard aux circonstances». La commission d'enquête constituée pour examiner la plainte de l'appelante a tranché en sa faveur et ordonné sa réintégration. Cette décision a été maintenue par la Cour du Banc de la Reine, puis renversée par la Cour d'appel.

Décision

M. le juge Cory, à l'opinion duquel souscrivent MM. les juges La Forest, Gonthier et Iacobucci: En interprétant la législation sur les droits de la personne, il faut reconnaître pleinement les droits qui y sont énoncés et leur donner effet pleinement, tandis que les moyens de défense qui peuvent être opposés à l'exercice de ces droits doivent être interprétés de façon restrictive. Dans l'application du critère énoncé dans l'arrêt R. c. Oakes (C.S. Can., 1986-02-28), SOQUIJ AZ-86111022, J.E. 86-272, [1986] 1 R.C.S. 103, [1986] D.L.Q. 270, pour déterminer si une loi peut être justifiée en vertu de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour a adopté une norme de preuve souple qui tient compte des divers contextes dans lesquels l'État cherche à invoquer une justification pour sauvegarder la disposition législative contestée. Vu que la contestation en vertu de la charte d'une disposition législative adoptée par l'État a évidemment une incidence sur un intérêt de l'État, il faut faire preuve de retenue à l'égard des actions de l'État manifestées par la disposition législative contestée. Le raisonnement de principe pour cette norme variable ne peut être appliqué automatiquement à l'examen d'une loi sur les droits de la personne, lorsque la contestation porte sur les actions d'une partie privée. La jurisprudence relative à la charte peut donc être utile pour concevoir le critère permettant de déterminer si l'on a établi le moyen de défense prévu à l'article 11.1 de l'Individual's Rights Protection Act, mais le modèle de l'arrêt Oakes n'est adéquat que s'il est appliqué sans la moindre retenue à l'égard d'un défendeur privé, et seulement avec beaucoup de souplesse et en tenant dûment compte du contexte. Le principe de common law de la retenue judiciaire à l'égard des conclusions de fait tirées par un tribunal de première instance a, dans une large mesure, été adopté dans le cadre du contrôle des décisions de tribunaux administratifs, même si la norme de contrôle est toujours régie par leur loi habilitante. La retenue judiciaire doit s'appliquer aux conclusions de fait d'un tribunal administratif lorsqu'il y a une clause privative ou que les conclusions sont tirées dans le champ des connaissances spécialisées d'un tribunal administratif. En l'espèce, cependant, la Cour ne devrait pas être liée par les conclusions de la commission d'enquête. La loi indique clairement qu'une norme de contrôle très large devrait s'appliquer. Il ressort clairement du libellé de la loi que le législateur a voulu expressément que les cours d'appel examinent à nouveau la preuve et qu'elles tirent leurs propres conclusions de fait, si elles le jugent approprié. Le juge de la Cour du Banc de la Reine n'a entendu aucun témoignage de vive voix, mais il a plutôt réexaminé la preuve en se fondant sur la transcription de l'audience devant la commission d'enquête. La Cour d'appel et la Cour suprême se trouvent donc exactement dans la même position que le juge et ont à examiner exactement le même dossier, et les raisons de principe de s'en remettre aux conclusions de fait d'un tribunal de première instance ne s'appliquent pas. Bien que la décision rendue par la Cour suprême dans l'affaire McKinney c. Université de Guelph (C.S. Can., 1990-12-06), SOQUIJ AZ-91111004, J.E. 91-12, D.T.E. 91T-31, [1990] 3 R.C.S. 229, puisse, jusqu'à un certain point, servir de guide, elle ne détermine pas l'issue de la présente affaire. En évaluant les arguments relatifs à la question de l'atteinte minimale dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier de la charte, les juges, à la majorité, ont examiné, dans l'affaire McKinney, la question de savoir si le gouvernement était raisonnablement fondé à conclure qu'il portait le moins possible atteinte au droit pertinent. Le fait de formuler ainsi la question impose au défendeur un fardeau de preuve beaucoup plus léger que celui que prescrit l'article 11.1, qui oblige le défendeur à prouver que la politique discriminatoire, considérée objectivement, ne constitue qu'une atteinte minimale au droit en question. Bien qu'il n'y ait pas lieu de faire preuve de retenue à l'égard de la politique pour laquelle la défenderesse a opté, d'autres facteurs peuvent fort bien être pertinents. Les tribunaux ont respecté le rôle unique des universités dans notre société en tant que centres autonomes d'érudition, de recherche et d'enseignement sauvegardés par la liberté universitaire, et ils ont hésité longuement au cours des années à s'immiscer dans les affaires universitaires. Le maintien de la liberté de l'enseignement et la garantie du renouvellement du corps professoral sont des questions très délicates qui ne se prêtent pas à une réponse simple et précise quant à la proportionnalité entre le fardeau de la preuve de la discrimination reprochée et les objectifs poursuivis. Les témoignages et les opinions d'administrateurs d'université compétents et expérimentés seront d'une importance particulière. En l'espèce, il convient également de tenir compte de la convention collective autorisant la retraite obligatoire. Les parties ne peuvent pas, en règle générale, renoncer par contrat à l'application d'une loi sur les droits de la personne. Toutefois, les codes du travail sont conçus expressément pour permettre de surmonter ou de compenser tout déséquilibre en matière de pouvoir de négociation, et ces garanties légales font en sorte que les conventions collectives revêtent une importance nouvelle et considérable. Une convention collective peut fort bien démontrer le caractère raisonnable d'une pratique qui, de prime abord, semble discriminatoire. Il faudrait cependant prouver que la convention collective a été négociée librement par des parties ayant un pouvoir de négociation relativement égal et qu'elle n'est pas injustement discriminatoire envers des minorités. En l'espèce, la clause de la convention collective portant sur la retraite obligatoire s'applique à tous les membres de l'association des professeurs. De plus, le syndicat n'a pas négocié cette clause en l'absence de tout contexte, mais il l'a plutôt fait dans le cadre d'un système de permanence qui protège tous les membres du corps professoral contre le renvoi non motivé et qui établit un régime de pension assurant la sécurité financière de tous les membres du corps professoral qui prennent leur retraite. Les objectifs de la retraite obligatoire ont été formulés ainsi: maintenir la permanence, promouvoir le renouvellement du corps professoral, faciliter la planification et la gestion des ressources et protéger la «mise à la retraite dans la dignité» pour les membres du corps professoral. Comme les objectifs énoncés dans l'arrêt McKinney, dans lesquels ils sont compris, ils sont suffisamment importants pour justifier la restriction d'un droit constitutionnel à l'égalité. La pratique de mise à la retraite contestée a un lien rationnel avec les objectifs cités. La mise à la retraite des professeurs qui atteignent l'âge de 65 ans permet à l'université de prévoir aisément le rythme de départ des employés et d'ouvrir des postes pour de nouveaux professeurs. La retraite obligatoire permet aussi à l'université de renouveler son corps professoral en intégrant des membres plus jeunes qui apportent de nouveaux points de vue dans leurs disciplines. Elle constitue un moyen de résoudre le double problème du financement limité et de l'existence d'un «gonflement» dans la répartition par âge des professeurs. De même, cette politique justifie l'existence d'un système de permanence qui crée des obstacles au renvoi des professeurs, favorisant ainsi leur indépendance. Dans le cadre de l'université, la retraite obligatoire résiste également au critère de l'atteinte minimale. Il n'y a pas d'autre politique évidente qui permette d'obtenir les mêmes résultats sans restreindre les droits individuels des membres du corps professoral. En dernier lieu, les effets de la discrimination à première vue sont proportionnels aux objectifs légitimes visés.

Mme la juge L'Heureux-Dubé, dissidente, à l'opinion de laquelle souscrit Mme la juge McLachlin: La retenue judiciaire à l'égard des conclusions de fait de la commission d'enquête est conforme à la fois aux principes et à la jurisprudence et reconnaît l'«avantage capital» dont bénéficient les tribunaux de première instance et les tribunaux administratifs, qui voient et entendent des témoins. On devrait également traiter avec une certaine retenue les conclusions tirées par une commission et reposant sur des éléments de preuve fondés sur des faits sociaux lorsque ces conclusions relèvent du mandat particulier et principal de la commission. On peut faire preuve à l'égard d'une commission dont les décisions ne sont pas protégées par une cause privative d'une retenue moindre qu'à l'égard d'une commission qui jouit de la protection d'une telle clause, mais il ne s'agit là que d'une question de degré. En l'espèce, il est évident que le juge de première instance s'est rendu compte de l'avantage dont bénéficiait la commission d'enquête et qu'il s'est fondé sur les conclusions de fait de la commission pour tirer sa propre conclusion. La Cour suprême doit accorder le même respect aux conclusions de la commission d'enquête. Il a été établi que les lois sur les droits de la personne doivent recevoir une interprétation à la fois large et fondée sur leur objectif. Il faut interpréter restrictivement les dispositions d'exception qui permettent de justifier des mesures discriminatoires. On peut aborder l'analyse de l'article 11.1 de la loi d'une manière conforme au modèle établi dans l'arrêt R. c. Oakes. Le critère pour justifier une discrimination en vertu de cet article est un critère strict. Il exige que l'employeur, dans le cas d'une pratique discriminatoire, prouve l'absence d'une solution de rechange pratique à la règle discriminatoire et s'acquitte du fardeau de preuve civil. Il n'y a donc pas lieu d'appliquer à l'espèce la norme souple en vertu de laquelle le défendeur n'a pas à démontrer qu'il a adopté, pour appliquer sa politique, le moyen qui porte le moins atteinte au droit en question. La norme souple a pour fondement la retenue judiciaire à l'égard du choix du législateur, en vertu de la notion selon laquelle, en matière de ressources et de formation, le législateur se trouve en meilleure position que les tribunaux pour effectuer des choix de principe entre des intérêts concurrents. Cette retenue à l'égard du choix du législateur est tout à fait injustifiée lorsque, comme en l'espèce, le défendeur n'est pas une assemblée législative. La politique de mise à la retraite obligatoire à 65 ans de l'université n'est ni raisonnable ni justifiable en vertu de l'article 11.1 de la loi. D'abord, vu que, en règle générale, les parties ne peuvent renoncer par contrat aux lois sur les droits de la personne, une convention collective ne constitue pas une preuve du caractère raisonnable d'une pratique discriminatoire. L'interdiction de renoncer aux dispositions des lois sur les droits de la personne repose non seulement sur le souci d'assurer un équilibre en matière de pouvoir de négociation, mais également sur l'idée que les droits garantis par les codes des droits de la personne sont inhérents à la dignité de chaque personne au sein de notre société. Même si l'existence d'une convention collective par laquelle les employés consentent à limiter leurs droits peut exceptionnellement être un facteur à prendre en considération dans l'examen du caractère justifiable d'une politique discriminatoire de l'employeur, il faut examiner attentivement cette convention afin de s'assurer qu'elle n'entraîne pas une discrimination injuste envers une minorité des membres du syndicat, et qu'elle a été négociée librement. Le contexte particulier de la négociation, y compris les dispositions législatives pertinentes en vigueur au moment de sa conclusion, peuvent réduire grandement son caractère probant, comme c'est le cas en l'espèce. Dans les circonstances, la convention collective entre l'appelante et l'université n'établit pas le caractère raisonnable de la politique de retraite obligatoire de l'université. Compte tenu des conclusions de la Cour suprême dans l'arrêt McKinney, les objectifs énoncés par l'université sont urgents et réels. Les craintes exprimées par l'université à propos des effets que l'élimination de la retraite obligatoire pourrait avoir sur la permanence ne suffisent pas cependant à établir l'existence d'un lien rationnel entre son objectif de préserver le système de permanence et sa politique discriminatoire. L'évaluation par les pairs est une façon juste et équitable d'évaluer les professeurs en toute bonne foi, en se fondant sur leur dossier d'enseignement, de recherche et de publications plutôt que sur leur âge. Sauf en cas d'abus, ce moyen ne menace aucunement la liberté universitaire; il se trouve, en fait, à accroître la valeur de la permanence en assurant le renvoi des professeurs incompétents, qu'ils soient jeunes ou vieux. L'université n'a pas non plus réussi à prouver l'existence d'un lien rationnel entre l'objectif du renouvellement du corps professoral et sa politique de mise à la retraite obligatoire. L'argument portant qu'avec la retraite obligatoire à un âge précis l'université peut offrir des postes à des professeurs plus jeunes, ce qui permet d'infuser des idées nouvelles dans l'institution et de résoudre le problème du financement limité, ne résiste pas à un examen approfondi. Il repose sur la fausse prémisse selon laquelle les travailleurs les plus âgés sont uniformément moins productifs et originaux que leurs collègues plus jeunes. En outre, l'élimination de la retraite obligatoire aurait seulement un effet limité sur le nombre d'emplois pour de jeunes professeurs à cause, en partie, du petit nombre de professeurs qui désirent vraiment continuer à travailler au-delà de l'âge normal de la retraite. Il faudrait également rejeter l'argument de la planification de l'établissement, selon lequel la mise à la retraite obligatoire est nécessaire parce qu'elle permet à la direction de planifier. D'autres variables, comme les démissions, les décès et la retraite anticipée, sont prévues avec une certitude relative grâce à des prévisions statistiques. Le léger inconvénient qui subsiste inévitablement ne peut servir à lui seul à justifier une atteinte à l'égalité fondée sur l'âge. L'argument fondé sur la mise à la retraite avec dignité dépend entièrement de l'idée selon laquelle les professeurs qui atteignent l'âge de 65 ans doivent nécessairement craindre d'être évalués en fonction de leur rendement car, invariablement, ce rendement décline rapidement avec l'âge. Puisque la preuve réfute de façon concluante le mythe du déclin universel et que l'évaluation par les pairs est un outil efficace pour déceler l'incompétence, d'entrée de jeu, cette proposition n'est manifestement pas fondée. La politique de mise à la retraite obligatoire ne satisfait en aucune façon au critère de l'atteinte minimale. Parce qu'elles sont fondées sur une appréciation objective, les évaluations par les pairs offrent une façon beaucoup plus digne de traiter le travail universitaire et sont donc infiniment préférables. L'incitation à la retraite anticipée est une autre mesure non discriminatoire qui permettrait d'atteindre les objectifs de l'université. Enfin, les effets dévastateurs de la retraite forcée sur la situation financière, la santé et la dignité d'un travailleur sont grandement disproportionnés à tout avantage que peut retirer l'université de sa pratique discriminatoire.

M. le juge Sopinka, dissident, est d'accord avec la conclusion et la majeure partie des motifs de la juge L'Heureux-Dubé. Dans l'arrêt McKinney, la Cour suprême a décidé que la retraite obligatoire à un âge déterminé n'est pas inacceptable du point de vue constitutionnel. Le Parlement ou une assemblée législative peut, par une loi appropriée, l'autoriser ou l'interdire. À l'article 11.1 de son Individual's Rights Protection Act, la province de l'Alberta a laissé cette décision aux employeurs et employés sous réserve du fait que, si on adopte la retraite obligatoire, l'employeur doit convaincre une commission d'enquête que cette pratique discriminatoire est raisonnable et justifiable. La jurisprudence relative à l'article premier de la charte constitue un guide utile dans l'application de l'article 11.1. Pour déterminer si on a respecté le critère de proportionnalité, la Cour ne devrait pas montrer, face à la décision d'un employeur, la même retenue que s'il s'agissait de la décision d'un acteur gouvernemental. Le critère mis au point pour l'application de l'article premier de la charte et celui qui a trait au moyen de défense opposable à une accusation de discrimination portée en vertu d'une loi sur les droits de la personne sont similaires. Bien que le premier, énoncé dans l'arrêt Oakes, soit plus complexe, tous les deux exigent que la mesure contestée ait un lien rationnel avec un objectif légitime. Le critère sert à déterminer si l'exigence en matière d'emploi est «raisonnablement nécessaire» pour assurer l'exécution du travail. C'est une question de fait que doit trancher une commission d'enquête sous réserve des procédures d'appel. Il faut tenir compte de toutes les circonstances, y compris toute entente ou toute convention collective intervenue entre l'employeur et les employés. C'est un facteur, mais il a peu ou pas de valeur en l'espèce. Le pourvoi devrait être accueilli parce que la commission d'enquête a conclu, suivant la preuve, que le lien entre l'objectif de l'université et sa politique de retraite obligatoire est faible. En outre, la commission a conclu qu'il existe d'autres moyens plus raisonnables qui permettraient à l'université d'atteindre ses objectifs. On n'a présenté aucune raison valable de modifier ces conclusions.


Dernière modification : le 6 août 2022 à 10 h 08 min.