Résumé de l'affaire
Pourvoi à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de l'Alberta ayant confirmé un jugement qui avait déclaré l'Insurance Act (R.S.A. 2000, c. I-3) de l'Alberta constitutionnellement applicable à la promotion d'assurance par les banques. Rejeté.
En l'an 2000, l'Alberta a apporté à son Insurance Act des modifications visant à assujettir les banques à charte fédérale au régime provincial de délivrance de permis régissant la promotion de produits d'assurance. Dès l'entrée en vigueur de cette loi, les banques appelantes ont sollicité un jugement déclarant que la promotion qu'elles font de certains produits d'assurance autorisée par la Loi sur les banques entre dans la catégorie des opérations des «banques» énoncée à l'article 91 paragraphe 15 de la Loi constitutionnelle de 1867, et que l'Insurance Act et ses règlements d'application sont constitutionnellement inapplicables à la promotion d'assurance par les banques en raison de la doctrine de l'exclusivité des compétences, ou subsidiairement, qu'ils sont inopérants en raison de la doctrine de la prépondérance fédérale. Le juge de première instance a rejeté la demande. Il a jugé que les dispositions attaquées de l'Insurance Act constituaient une législation provinciale valide en vertu de la compétence relative à la propriété et aux droits civils que l'article 92 paragraphe 13 de la Loi constitutionnelle de 1867 confère à la province. Il a aussi conclu que la doctrine de l'exclusivité des compétences était inapplicable puisque la promotion d'assurance autorisée ne faisait pas partie du contenu essentiel des opérations des banques, et que la doctrine de la prépondérance fédérale était inapplicable en raison de l'absence de conflit d'application entre les législations fédérale et provinciale. La Cour d'appel a maintenu cette décision.
Décision
MM. les juges Binnie et Lebel, à l'opinion desquels souscrivent la juge en chef McLachlin et les juges Fish, Abella et Charron: L'Insurance Act et ses règlements d'application s'appliquent à la promotion d'assurance par les banques. Le fait que le Parlement permette aux banques d'avoir accès à un secteur d'activités régi par le droit provincial comme les assurances ne peut, par le jeu d'une loi fédérale, élargir unilatéralement la portée d'une compétence législative fédérale exclusive accordée par la Loi constitutionnelle de 1867. Lorsqu'elles font de la promotion d'assurance, les banques se livrent au commerce de l'assurance et ce n'est qu'accessoirement qu'elles améliorent la sécurité de leurs portefeuilles de prêts. Il faut donc rejeter la demande des banques fondée sur l'exclusivité des compétences et celles-ci doivent se conformer tant aux lois fédérales qu'aux lois provinciales puisque la doctrine de la prépondérance ne joue pas en l'espèce. [4]
La résolution d'une affaire mettant en cause la validité constitutionnelle d'une législation eu égard au partage des compétences doit commencer par une analyse du caractère véritable de la législation contestée. Cette analyse consiste dans une recherche sur la nature véritable de la loi en question afin d'identifier la matière sur laquelle elle porte essentiellement. Si le caractère véritable de la législation contestée peut se rattacher à une matière relevant de la compétence de la législature qui l'a adoptée, les tribunaux la déclareront intra vires. Cependant, s'il est plus juste d'affirmer qu'elle porte sur une matière qui échappe à la compétence de cette législature, la constatation de cette atteinte au partage des pouvoirs entraînera l'invalidation de la loi. Cette analyse a pour corollaire qu'une législation dont le caractère véritable relève de la compétence du législateur qui l'a adoptée pourra, au moins dans une certaine mesure, toucher des matières qui ne sont pas de sa compétence sans nécessairement toucher sa validité constitutionnelle. À ce stade de l'analyse, l'objectif dominant de la législation demeure déterminant. De simples effets accessoires ne rendent pas inconstitutionnelle une loi par ailleurs intra vires. La doctrine du caractère véritable repose sur la reconnaissance de l'impossibilité pratique qu'une législature exerce efficacement sa compétence sur un sujet sans que son intervention ne touche incidemment à des matières relevant de la compétence de l'autre ordre de gouvernement. Par ailleurs, certaines matières sont, par leur nature même, impossibles à classer dans un seul titre de compétence: elles peuvent avoir à la fois une facette provinciale et une autre fédérale. La théorie du double aspect, qui trouve son application à l'occasion de l'analyse du caractère véritable de la législation, assure le respect des politiques mises en oeuvre par les législateurs élus des deux ordres de gouvernement. La théorie du double aspect reconnaît que le Parlement et les législatures provinciales peuvent adopter des lois valables sur un même sujet, à partir des perspectives selon lesquelles on les considère, c'est-à-dire selon les aspects variés de la matière discutée. Dans certaines circonstances toutefois, les compétences d'un ordre de gouvernement doivent être protégées contre les empiétements, même accessoires, de l'autre ordre de gouvernement. À cette fin, les tribunaux ont développé les doctrines de l'exclusivité des compétences et de la prépondérance fédérale. [25-32]
La doctrine de l'exclusivité des compétences reconnaît que notre Constitution repose sur les pouvoirs exclusifs, et non parallèles, répartis entre les deux ordres de gouvernement, encore que notre réalité constitutionnelle suscite inévitablement une interaction de ces pouvoirs. Cette doctrine n'a qu'une application restreinte dans des limites qui lui sont propres. Une application extensive de la doctrine serait contraire au fédéralisme souple que visent à promouvoir les doctrines constitutionnelles du caractère véritable, du double aspect et de la prépondérance fédérale. Ces doctrines se sont révélées les plus conformes aux conceptions modernes du fédéralisme canadien, qui reconnaissent les inévitables chevauchements de compétences. L'exclusivité des compétences devrait, en général, être limitée aux situations déjà traitées dans la jurisprudence. Concrètement, cela signifie qu'elle ne sera principalement destinée qu'aux chefs de compétence qui concernent les choses, personnes ou entreprises fédérales, ou encore qu'aux cas où son application a déjà été jugée absolument nécessaire pour permettre au Parlement ou à une législature provinciale de réaliser l'objectif pour lequel la compétence législative exclusive a été attribuée, selon ce qui ressort du partage constitutionnel des compétences dans son ensemble, ou qu'à ce qui est absolument nécessaire pour permettre à une entreprise d'accomplir son mandat dans ce qui constitue justement sa spécificité fédérale (ou provinciale). Si en théorie l'examen de l'exclusivité des compétences peut être entrepris une fois achevée l'analyse du caractère véritable, en pratique, l'absence de décisions antérieures préconisant son application à l'objet du litige justifiera en général le tribunal de passer directement à l'examen de la prépondérance fédérale. [32-33] [42] [77-78]
Même dans les cas où la doctrine de l'exclusivité des compétences peut être utilisée, il faut examiner la mesure de l'empiétement sur le contenu essentiel de la compétence de l'autre ordre de gouvernement. Pour faire intervenir l'application de l'exclusivité, il ne suffit pas que la législation provinciale touche simplement la spécificité fédérale d'un sujet ou d'un objet fédéral. La différence entre la notion de «toucher» et celle d'«entraver» réside dans le fait que la première ne suppose pas de conséquences fâcheuses, contrairement à la seconde. En l'absence d'une entrave, la doctrine de l'exclusivité des compétences ne s'applique pas. C'est lorsque l'effet préjudiciable d'une loi adoptée par un ordre de gouvernement s'intensifie en passant de toucher à entraver que le contenu essentiel de la compétence de l'autre ordre de gouvernement, ou l'élément vital ou essentiel d'une entreprise établie par lui, est menacé, et pas avant. [48-49]
Selon la doctrine de la prépondérance fédérale, lorsque les effets d'une législation provinciale sont incompatibles avec une législation fédérale, la législation fédérale doit prévaloir et la législation provinciale être déclarée inopérante dans la mesure de l'incompatibilité. La doctrine s'applique non seulement dans les cas où la législature provinciale a légiféré en vertu de son pouvoir accessoire d'empiéter dans un domaine de compétence fédérale, mais aussi dans les situations où la législature provinciale agit dans le cadre de ses compétences principales, et le Parlement fédéral en vertu de ses pouvoirs accessoires. Pour déclencher l'application de cette doctrine, il revient à la partie qui invoque la doctrine de la prépondérance fédérale de démontrer une incompatibilité réelle entre les législations provinciale et fédérale, en établissant, soit qu'il est impossible de se conformer aux deux législations, soit que l'application de la loi provinciale empêcherait la réalisation du but de la législation fédérale. [69-70] [75]
En l'espèce, le caractère véritable de l'Insurance Act de l'Alberta a trait à la propriété et aux droits civils dans la province en vertu de l'article 92 paragraphe 13 de la Loi constitutionnelle de 1867, et cette loi est une loi provinciale valide. Le simple fait que les banques se livrent maintenant à la promotion d'assurance ne modifie en rien la nature essentielle de l'activité d'assurance, qui demeure une matière relevant généralement de la compétence provinciale. [80-81]
Les banques n'ont pas démontré que l'assurance crédit fait partie du contenu minimum élémentaire et irréductible de la compétence sur les banques. Alors que les opérations bancaires comprennent certainement la protection des prêts par l'obtention d'une garantie suffisante, une banque ne se livre pas à une activité vitale ou essentielle à l'entreprise bancaire en faisant la promotion d'assurance facultative. Il existe une différence entre le fait d'exiger une garantie (une activité bancaire) et celui de promouvoir l'achat d'un certain type de produit qui pourrait ensuite être utilisé comme garantie. La démarcation tranchée que les banques cherchent à obtenir entre les règlements fédéraux et provinciaux risque non seulement de créer un vide juridique mais de priver les législateurs des deux ordres de gouvernement de la souplesse nécessaire pour qu'ils s'acquittent de leurs responsabilités respectives. De plus, si l'article 416 (1) de la Loi sur les banques autorise les entreprises bancaires à mener certaines activités d'assurance, il reconnaît que l'assurance constitue un commerce distinct des opérations bancaires. Les banques elles-mêmes ne considèrent pas l'assurance comme un élément vital de leur activité d'octroi de crédit puisque, à l'exception des hypothèques visées par l'article 418, la conclusion du prêt ne dépend pas, en pratique, de l'obtention d'une assurance. Les banques ne peuvent donc pas être soustraites à l'application de l'Insurance Act en vertu de la doctrine de l'exclusivité des compétences. [85-86] [89-92]
La doctrine de la prépondérance des lois fédérales est aussi inapplicable parce que ni l'incompatibilité d'application ni l'entrave à la réalisation de l'objectif fédéral n'ont été établies. Depuis l'an 2000, les banques font la promotion d'assurance en Alberta tout en respectant à la fois la Loi sur les banques fédérale et l'Insurance Act provinciale. Il ne s'agit pas d'un cas où la loi provinciale interdit ce que la loi fédérale permet. La disposition législative fédérale est permissive mais non exhaustive, et le respect de la loi provinciale par les banques n'entrave pas la réalisation de l'objectif fédéral mais la favorise. [4] [98-100] [103]
M. le juge Bastarache: Les contestations judiciaires de nature constitutionnelle devraient toutes suivre le même modèle. Premièrement, il faut examiner le caractère véritable des dispositions législatives provinciales et fédérales pour s'assurer qu'elles ont toutes été validement adoptées et pour déterminer la nature du chevauchement qui existe entre elles, le cas échéant. Deuxièmement, il faut trancher la question de l'applicabilité de la loi provinciale à l'entreprise ou la matière fédérale en cause en se fondant sur la doctrine de l'exclusivité des compétences. Troisièmement, ce n'est que si la loi provinciale et la loi fédérale ont toutes deux été déclarées valides, et que si la loi provinciale a été jugée applicable à la matière fédérale en question, que l'on doit comparer les deux lois afin de déterminer si le chevauchement qui existe entre elles constitue un conflit suffisamment grave pour entraîner l'application de la doctrine de la prépondérance fédérale. [112]
L'Insurance Act est manifestement une loi dont le caractère véritable se rapporte à la réglementation du commerce de l'assurance dans la province, et les dispositions particulières en cause portent sur la délivrance de permis aux fournisseurs, promoteurs et agents d'assurance, et sur la réglementation de leurs activités. La loi provinciale s'applique à toutes les personnes qui fournissent des services d'assurance ou qui en font la promotion, y compris les banques. Il s'agit donc d'une disposition d'application générale valide édictée en vertu de la compétence législative provinciale sur la propriété et les droits civils dans la province conférée par l'article 92 paragraphe 13 de la Loi constitutionnelle de 1867. Pour ce qui est de la validité des modifications apportées en 1991 à la Loi sur les banques, les parties ne l'ont pas contestée. [116-117] [121]
En l'espèce, le chef de compétence fédérale en cause est la compétence sur «les banques» conférée par l'article 91 paragraphe 15 de la Loi constitutionnelle de 1867. Si la réception de dépôts, l'octroi de crédit sous forme de prêts et la prise de sûretés à l'égard de ces prêts constituent les éléments essentiels des opérations bancaires, la promotion d'assurance autorisée ne fait manifestement pas partie de ces éléments parce qu'elle n'est pas essentielle au fonctionnement des banques. L'assurance ne peut jamais constituer une sûreté; elle constitue plutôt un élément accessoire à l'octroi d'un prêt bancaire. L'assurance dont on fait la promotion est facultative et peut être annulée en tout temps. En adoptant les modifications à la Loi sur les banques, le Parlement voulait que les banques se livrent à la promotion d'assurance non pas à la faveur d'un élargissement du contenu essentiel de la compétence sur les banques, mais plutôt à titre d'exception limitée à l'interdiction générale visant la promotion de certains types d'assurance. Le Parlement a ainsi établi une nette distinction entre le commerce des banques et celui de l'assurance. Puisque la promotion d'assurance ne fait pas partie du contenu essentiel des opérations bancaires, l'Insurance Act ne touche pas ce contenu essentiel d'une façon importante. Par conséquent, l'exclusivité ne joue pas dans les circonstances. [118-123]
La doctrine de la prépondérance fédérale ne s'applique pas en l'espèce puisqu'il n'y a pas de conflit entre la loi provinciale et la loi fédérale. L'interaction entre les deux régimes législatifs est une affaire d'harmonie et de complémentarité plutôt que d'entrave à l'objectif législatif du Parlement. Les modifications apportées à la Loi sur les banques et à ses règlements visaient à permettre aux banques de se livrer à la promotion de produits d'assurance autorisée et à préciser les types de produits dont on pouvait valablement faire la promotion, et non à énoncer la manière précise dont la promotion d'assurance allait être régie et réglementée. À l'inverse, la loi provinciale visait à mettre en place un mécanisme de réglementation applicable à la promotion d'assurance, et non à exercer un contrôle sur les types d'assurance dont les banques peuvent faire la promotion, ou sur la mesure dans laquelle elles peuvent le faire, respectant ainsi l'intégrité de l'objectif poursuivi par le Parlement. [124] [128]