Résumé de l'affaire

Pourvois et pourvoi incident à l'encontre d'un arrêt de la Cour d'appel de l'Ontario. Pourvois rejetés; pourvoi incident accueilli.
B., L. et S. — trois prostituées ou ex-prostituées — ont sollicité un jugement déclarant que trois dispositions du Code criminel, qui criminalisent diverses activités liées à la prostitution, portent atteinte au droit que leur garantit l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés: l'article 210 C.Cr. crée l'acte criminel de tenir une maison de débauche ou de s'y trouver; l'alinéa 212 (1) j) interdit de vivre des produits de la prostitution d'autrui; l'article 213 (1) c) C.Cr. interdit la communication en public à des fins de prostitution. Elles font valoir que ces restrictions apportées à la prostitution compromettent la sécurité et la vie des prostituées en ce qu'elles les empêchent de prendre certaines mesures de protection contre les actes de violence, telles l'embauche d'un garde ou l'évaluation préalable du client. Elles ajoutent que l'alinéa 213 (1) c) C.Cr. porte atteinte à la liberté d'expression garantie à l'article 2 b) de la charte et qu'aucune des dispositions n'est sauvegardée par l'article premier.

La Cour supérieure de Justice de l'Ontario a fait droit à la demande et déclaré, sans effet suspensif, que chacune des dispositions contestées du Code criminel porte atteinte à un droit ou à une liberté garantis par la charte et ne peut être sauvegardée par application de l'article premier. La Cour d'appel de l'Ontario a convenu de l'inconstitutionnalité de l'article 210 C.Cr. et radié le mot «prostitution» de la définition de «maison de débauche» applicable à cette disposition, mais elle a suspendu l'effet de la déclaration d'invalidité pendant 12 mois. Elle a statué que l'article 212 (1) j) C.Cr. constitue une atteinte injustifiable au droit garanti à l'article 7 et ordonné d'interpréter la disposition de manière que l'interdiction vise seulement les personnes qui vivent de la prostitution d'autrui «dans des situations d'exploitation», comme si ces mots y étaient employés. Elle a par ailleurs estimé que l'interdiction de communiquer prévue à l'article 213 (1) c) n'est attentatoire ni à la liberté garantie par l'article 2 b), ni au droit que consacre l'article 7. Les procureurs généraux se pourvoient contre la déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 210 et de l'article 212 (1) j) C.Cr. B., L. et S. se pourvoient de manière incidente relativement à la constitutionnalité de l'article 213 (1) c) et à la mesure prise pour remédier à l'inconstitutionnalité de l'article 210.

 

 

Décision

Mme la juge en chef McLachlin: Les trois dispositions contestées, qui visent principalement à empêcher les nuisances publiques et l'exploitation des prostituées, ne résistent pas au contrôle constitutionnel. Elles portent atteinte au droit à la sécurité de la personne que l'article 7 garantit aux prostituées, et ce, d'une manière non conforme aux principes de justice fondamentale. Point n'est besoin de déterminer si notre Cour devrait rompre avec la conclusion qu'elle a tirée dans le Code criminel (Man.) (Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1 (1) c) du), (C.S. Can., 1990-05-31), SOQUIJ AZ-90111052, J.E. 90-907, [1990] 1 R.C.S. 1123 (Renvoi sur la prostitution), à savoir que l'article 213 (1) c) C.Cr. ne porte pas atteinte à la liberté garantie à l'article 2 b), ou la réexaminer, puisqu'il est possible de trancher en l'espèce sur le fondement du seul article 7.

La règle du stare decisis issue de la common law est subordonnée à la Constitution et ne saurait avoir pour effet d'obliger un tribunal à valider une loi inconstitutionnelle. Une juridiction inférieure ne peut toutefois pas faire abstraction d'un précédent qui fait autorité, et la barre est haute lorsqu'il s'agit d'en justifier le réexamen. Les conditions sont réunies lorsqu'une nouvelle question de droit se pose ou qu'il y a modification importante de la situation ou de la preuve. En l'espèce, la juge de première instance pouvait trancher la question nouvelle de savoir si les dispositions en cause portent atteinte ou non au droit à la sécurité de la personne garanti à l'article 7 car, dans le Renvoi sur la prostitution, les juges majoritaires de la Cour statuent uniquement en fonction du droit à la liberté physique de la personne garanti par l'article 7. Qui plus est, dans le Renvoi sur la prostitution, les principes de justice fondamentale sont examinés sous l'angle de l'imprécision de la criminalisation indirecte et de l'acceptabilité de celle-ci. En l'espèce, ce sont le caractère arbitraire, la portée trop grande et le caractère totalement disproportionné qui sont allégués, des notions qui ont en grande partie vu le jour au cours des vingt dernières années. La juge de première instance n'était cependant pas admise à trancher la question de savoir si la disposition sur la communication constitue une limitation justifiée de la liberté d'expression. Notre Cour s'était prononcée sur ce point dans le Renvoi sur la prostitution, et la juge était liée par cette décision.

Les conclusions tirées en première instance sur des faits sociaux ou législatifs commandent la déférence. La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait — qu'elles portent sur les faits en litige, des faits sociaux ou des faits législatifs — demeure celle de l'erreur manifeste et dominante.

Les dispositions contestées ont un effet préjudiciable sur la sécurité des prostituées et mettent donc en jeu le droit garanti à l'article 7. La norme qui convient est celle du «lien de causalité suffisant», appliquée avec souplesse, celle retenue à juste titre par la juge de première instance. Les interdictions augmentent toutes les risques auxquels s'exposent les demanderesses lorsqu'elles se livrent à la prostitution, une activité qui est en soi légale. Elles ne font pas qu'encadrer la pratique de la prostitution. Elles franchissent un pas supplémentaire déterminant par l'imposition de conditions dangereuses à la pratique de la prostitution: elles empêchent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, de prendre des mesures pour assurer leur propre protection. Le lien de causalité n'est pas rendu inexistant par les actes de tiers (clients et proxénètes) ou le prétendu choix des intéressées de se prostituer. Bien que certaines prostituées puissent correspondre au profil de celle qui choisit librement de se livrer à l'activité économique risquée qu'est la prostitution (ou qui a un jour fait ce choix), de nombreuses prostituées n'ont pas vraiment d'autre solution que la prostitution. De plus, le fait que le comportement des proxénètes et des clients soit la source immédiate des préjudices subis par les prostituées ne change rien. La violence d'un client ne diminue en rien la responsabilité de l'État qui rend une prostituée plus vulnérable à cette violence.

Les demanderesses ont également établi que l'atteinte à leur droit à la sécurité n'est pas conforme aux principes de justice fondamentale, lesquels sont censés intégrer les valeurs fondamentales qui sous-tendent notre ordre constitutionnel. Dans la présente affaire, les valeurs fondamentales qui nous intéressent s'opposent à l'arbitraire (absence de lien entre l'effet de la loi et son objet), à la portée excessive (la disposition va trop loin et empiète sur quelque comportement sans lien avec son objectif) et à la disproportion totale (l'effet de la disposition est totalement disproportionné à l'objectif de l'État). Il s'agit de trois notions distinctes, mais la portée excessive est liée au caractère arbitraire en ce que l'absence de lien entre l'effet de la disposition et son objectif est commune aux deux. Les trois notions supposent de comparer l'atteinte aux droits qui découle de la loi avec l'objectif de la loi, et non avec son efficacité; elles ne s'intéressent pas à la réalisation de l'objectif législatif ou au pourcentage de la population qui bénéficie de l'application de la loi ou qui en pâtit. L'analyse se veut qualitative, et non quantitative. La question que commande l'article 7 est celle de savoir si une disposition législative intrinsèquement mauvaise prive qui que ce soit du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne; un effet totalement disproportionné, excessif ou arbitraire sur une seule personne suffit pour établir l'atteinte au droit garanti à l'article 7.

Si l'on applique ces notions aux dispositions contestées, l'effet préjudiciable de l'interdiction des maisons de débauche (art. 210 C.Cr.) sur le droit à la sécurité des demanderesses est totalement disproportionné à l'objectif de prévenir les nuisances publiques. Les préjudices subis par les prostituées selon les juridictions inférieures (p. ex. le fait de ne pouvoir travailler dans un lieu fixe, sûr et situé à l'intérieur, ni avoir recours à un refuge sûr) sont totalement disproportionnés à l'objectif de réprimer le désordre public. Le législateur a le pouvoir de réprimer les nuisances, mais pas au prix de la santé, de la sécurité et de la vie des prostituées. L'interdiction faite à l'article 212 (1) j) C.Cr. de vivre des produits de la prostitution d'autrui vise à réprimer le proxénétisme, ainsi que le parasitisme et l'exploitation qui y sont associés. Or, la disposition vise toute personne qui vit des produits de la prostitution d'autrui sans établir de distinction entre celui qui exploite une prostituée et celui qui peut accroître la sécurité d'une prostituée (tel le chauffeur, le gérant ou le garde du corps véritable). La disposition vise également toute personne qui fait affaire avec une prostituée, y compris un comptable ou un réceptionniste. Certains actes sans aucun rapport avec l'objectif de prévenir l'exploitation des prostituées tombent ainsi sous le coup de la loi. La disposition sur le proxénétisme a donc une portée excessive. L'article 213 (1) c) C.Cr., qui interdit la communication, vise non pas à éliminer la prostitution dans la rue comme telle, mais bien à sortir la prostitution de la rue et à la soustraire au regard du public afin d'empêcher les nuisances susceptibles d'en découler. Son effet préjudiciable sur le droit à la sécurité et à la vie des prostituées de la rue, du fait que ces dernières sont empêchées de communiquer avec leurs clients éventuels afin de déterminer s'ils sont intoxiqués ou enclins à la violence, est totalement disproportionné au risque de nuisance causée par la prostitution de la rue.

Même si les procureurs généraux ne prétendent pas sérieusement que, si elles sont jugées contraires à l'article 7, les dispositions en cause peuvent être justifiées en vertu de l'article premier de la charte, certaines des thèses qu'ils défendent en fonction de l'article 7 sont reprises à juste titre à cette étape de l'analyse. En particulier, ils tentent de justifier la disposition sur le proxénétisme par la nécessité d'un libellé général afin que tombent sous le coup de son application toutes les relations empreintes d'exploitation. Or, la disposition vise non seulement le chauffeur ou le garde du corps, qui peut en réalité être un proxénète, mais aussi la personne qui entretient avec la prostituée des rapports manifestement dénués d'exploitation (p. ex. un réceptionniste ou un comptable). La disposition n'équivaut donc pas à une atteinte minimale. Pour les besoins du dernier volet de l'analyse fondée sur l'article premier, son effet bénéfique — protéger les prostituées contre l'exploitation — ne l'emporte pas non plus sur son effet qui empêche les prostituées de prendre des mesures pour accroître leur sécurité et, peut-être, leur sauver la vie. Les dispositions contestées ne sont pas sauvegardées par application de l'article premier.

La conclusion que les dispositions contestées portent atteinte à des droits garantis par la charte ne dépouille pas le législateur du pouvoir de décider des lieux et des modalités de la prostitution, à condition qu'il exerce ce pouvoir sans porter atteinte aux droits constitutionnels des prostituées. L'encadrement de la prostitution est un sujet complexe et délicat. Il appartiendra au législateur, s'il le juge opportun, de concevoir une nouvelle approche qui intègre les différents éléments du régime actuel. Au vu de l'ensemble des intérêts en jeu, il convient de suspendre l'effet de la déclaration d'invalidité pendant un an.


Dernière modification : le 16 août 2022 à 12 h 43 min.