Résumé de l'affaire
Appels d'un jugement de la Cour supérieure ayant rejeté une requête en contestation d'un avis d'expropriation et ayant accueilli une requête en contestation d'un avis d'imposition de réserve foncière. L'appel de la Ville est accueilli; les deux autres appels sont rejetés.
À l'automne 2007, Rogers Communications inc. a constaté qu'elle devait installer un nouveau système d'antennes sur le territoire de la Ville de Châteauguay afin de remédier à des lacunes dans son réseau de téléphonie. L'installation d'un système d'antennes est soumise à un processus de consultation publique décrit dans une circulaire publiée par Industrie Canada. La population et l'autorité responsable de l'utilisation des sols, en l'espèce la Ville, doivent être consultées. En mars 2008, Rogers a informé la Ville de son intention d'installer la tour de télécommunication au 411, boulevard Saint-Francis. Cette dernière s'est opposée au projet puisqu'il ne respectait pas son règlement de zonage et en raison des craintes quant aux conséquences sur la santé et la sécurité de la population locale. Elle a proposé d'autres choix, comme l'installation au 50, boulevard Industriel. Le 4 juin 2009, Industrie Canada a confirmé à Rogers qu'elle satisfaisait à toutes les exigences de la circulaire, ce qui lui permettait de répondre à la Ville ainsi qu'à la députée qu'elle avait respecté le processus de consultation et que le projet satisfaisait aux exigences énoncées au «Code de sécurité 6», adopté par Santé Canada. La Ville a décidé d'acquérir, de gré à gré ou par expropriation, le 50, boulevard Industriel. Le 15 décembre 2009, Rogers a accepté de considérer cet emplacement de rechange, à la condition que l'acquisition ait lieu dans un délai de 60 jours. L'avis d'expropriation a été signifié le 16 février 2010 à la propriétaire et inscrit au registre foncier le lendemain, après le délai de 60 jours imposé par Rogers. Le 8 mars suivant, la propriétaire a déposé une requête en contestation de l'expropriation. Après une réunion tripartite entre la Ville, Rogers et Industrie Canada, le 15 avril, Rogers a décidé d'aller de l'avant avec le projet au 411, boulevard Saint-Francis. Le 1er octobre, la Ville a proposé à Rogers de suspendre le début de ses travaux tant qu'une décision ne serait pas rendue sur la contestation de l'expropriation, qui devait être entendue d'urgence au mois de novembre. En contrepartie, elle s'engageait à ne pas porter la décision en appel si elle perdait et à ne pas s'opposer au projet de Rogers si, au plus tard le 15 mai 2011, cette dernière ne pouvait toujours pas construire sa tour sur l'emplacement de rechange proposé. Avant de recevoir une réponse à cette proposition, la Ville a adopté une résolution autorisant la délivrance d'un avis de réserve foncière sur le 411, boulevard Saint-Francis. Le 8 octobre suivant, Rogers a rejeté la proposition puis, le 12 octobre, la Ville a signifié l'avis de réserve. Le 27 octobre, Rogers a déposé une requête en contestation. La juge de première instance a estimé que la Ville pouvait tenir compte des craintes manifestées par ses citoyens en raison de l'installation d'une tour de télécommunication à proximité d'un quartier résidentiel et qu'il n'avait pas été démontré que cette expropriation n'était pas d'utilité publique. Elle a conclu que la Ville n'avait pas exercé son pouvoir d'expropriation à l'égard du 50, boulevard Industriel, de façon abusive. Quant à l'avis de réserve, la juge a affirmé que la Ville avait été de mauvaise foi et que celui-ci n'avait d'autre but que de bloquer le projet de Rogers sur ce terrain. Durant les deux années qu'ont duré les négociations avec Rogers, jamais elle n'a manifesté son intention d'exproprier le 411, boulevard Saint-Francis. Rogers prétend notamment que l'avis d'expropriation et l'avis de réserve sont inconstitutionnels. La Ville affirme que la juge a erré en concluant qu'elle avait agi de mauvaise foi et qu'elle avait abusé de son pouvoir, tandis que la propriétaire expropriée affirme que l'avis d'expropriation est devenu sans objet étant donné que Rogers ne désire plus installer sa tour sur son terrain.
Décision
La Loi sur les cités et villes, adoptée par le législateur provincial, accorde aux municipalités le pouvoir de posséder des immeubles à des fins foncières (art. 29.4) et d'exproprier (art. 570). Cette compétence d'une province est prévue à l'article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. L'organisation harmonieuse du territoire constitue une fin municipale valide. Le législateur québécois accorde d'ailleurs à toute municipalité locale le pouvoir de réglementer à cette fin. Il en est de même de la protection et du bien-être de la population (art. 85 de la Loi sur les compétences municipales). La juge n'avait pas à trancher la controverse scientifique au sujet du danger réel que peut représenter l'installation d'une tour de télécommunication près d'une zone résidentielle. En appliquant le principe de précaution, accepté par la Cour suprême dans 114957 Canada Ltée (Spraytech, Société d'arrosage) c. Hudson (Ville), (C.S. Can., 2001-06-28), 2001 CSC 40, SOQUIJ AZ-50098270, J.E. 2001-1306, [2001] 2 R.C.S. 241, elle était fondée à conclure que les procédures d'expropriation avaient été entreprises afin de protéger le bien-être de ses citoyens. Le pouvoir d'imposer un avis de réserve est prévu à l'article 75 de la Loi sur l'expropriation. En l'espèce, la juge a reconnu que la Ville avait imposé un avis de réserve afin de protéger le bien-être des citoyens. Toutefois, elle a erré en concluant que celle-ci avait été de mauvaise foi en imposant l'avis de réserve. Dans Leiriao c. Val-Bélair (Ville), (C.S. Can., 1991-11-07), SOQUIJ AZ-91111101, J.E. 91-1705, [1991] 3 R.C.S. 349, la Cour suprême a reconnu le principe selon lequel une municipalité peut exproprier aux fins de réserve foncière sans qu'il soit nécessaire d'établir au moment de l'expropriation à quoi serviront les terrains après celle-ci. Par ailleurs, dans Entreprises Sibeca inc. c. Frelighsburg (Municipalité), (C.S. Can., 2004-10-01), 2004 CSC 61, SOQUIJ AZ-50272832, J.E. 2004-1863, [2004] 3 R.C.S. 304, la Cour suprême a souligné que la notion de «mauvaise foi administrative» n'existait pas dans le contexte de cette affaire puisqu'une personne morale ne peut agir que par ses agents et ne peut avoir d'intention distincte de ces derniers. Il est impossible de conclure que la Ville ou ses agents ont été de mauvaise foi puisque celle-ci a agi dans l'intérêt de ses citoyens, à des fins municipales. Le caractère véritable des avis d'expropriation et de réserve, examinés ensemble, n'était pas d'entraver une compétence fédérale. La Ville voulait en faciliter l'exercice en évitant que le projet ne se réalise au 411, boulevard Saint-Francis, alors que les citoyens s'y opposaient. En l'espèce, puisque l'objet du litige est la détermination de l'emplacement des antennes de radiocommunication à l'intérieur d'une aire de recherche préétablie par l'entreprise fédérale et qu'aucun précédent ne préconise l'application de la doctrine de l'exclusivité des compétences, contrairement aux affaires Québec (Procureur général) c. Canadian Owners and Pilots Association (C.S. Can., 2010-10-15), 2010 CSC 39, SOQUIJ AZ-50679610, 2010EXP-3290, J.E. 2010-1826, [2010] 2 R.C.S. 536, cette doctrine ne s'applique pas. La doctrine de la prépondérance fédérale ne s'applique pas non plus puisqu'il n'y a aucun conflit d'application ou d'objet. Rogers peut se conformer tant à l'autorisation fédérale d'installer sa tour qu'à la décision de la Ville de désigner plus précisément son emplacement à l'intérieur de l'aire de recherche déterminée par Rogers. Ainsi, les deux avis ne sont pas inconstitutionnels. L'expropriée affirme que, en matière d'expropriation, le tribunal doit tenir compte de l'absence d'objet ou de l'impossibilité de le réaliser. Elle soutient que l'objet pour lequel l'avis d'expropriation lui a été signifié est irréalisable et que, en conséquence, il doit être déclaré nul. Il s'agit d'une pure question de fait. Bien que Rogers ait mentionné, en août 2010, ne plus vouloir utiliser le 50, boulevard Industriel, elle a tout de même poursuivi les discussions avec la Ville. En l'espèce, on ne peut conclure que le projet est devenu «irréalisable».