Résumé de l'affaire:

En 1984, le gouvernement du Québec a créé un nouveau régime d’aide sociale.  L’alinéa 29a) du Règlement sur l’aide sociale pris en application de la Loi sur l’aide sociale de 1984 fixait le montant des prestations de base payables aux personnes de moins de 30 ans au tiers environ de celui  des prestations de base versées aux 30 ans et plus.  En participant à l’un des trois programmes de formation et de stages en milieu de travail prévus par le nouveau régime, les bénéficiaires de moins de 30 ans étaient en mesure de hausser leurs prestations à une somme égale ou inférieure de 100 $, selon le cas, aux prestations de base versées aux 30 ans et plus.  En 1989, ce régime a été remplacé par une mesure législative qui n’appliquait plus la distinction fondée sur l’âge.

L’appelante, une bénéficiaire d’aide sociale, a intenté un recours collectif dans lequel elle conteste le régime d’aide sociale de 1984, au nom de tous les bénéficiaires d’aide sociale de moins de 30 ans qui ont été assujettis au traitement différent de 1985 à 1989.  L’appelante plaide que le régime d’aide sociale en vigueur en 1984 contrevenait à l’art. 7 et au par. 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’art. 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.  Elle demande un jugement déclarant invalide l’al. 29a) du règlement pour la période de 1987 (lorsque a pris fin la protection offerte par la disposition d’exemption) à 1989, et ordonnant au gouvernement du Québec de rembourser à tous les bénéficiaires d’aide sociale visés une somme égale à la différence entre les prestations qu’ils ont reçues et celles qu’ils auraient touchées s’ils avaient eu 30 ans ou plus, soit une somme totale d’environ 389 millions de dollars, plus les intérêts.  La Cour supérieure a rejeté le recours collectif et la Cour d’appel a confirmé cette décision.

Arrêt (les juges L’Heureux‑Dubé, Bastarache, Arbour et LeBel sont dissidents) : Le pourvoi est rejeté.  L’alinéa 29a) du règlement était constitutionnel.

Décision

1) Mme la juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie: L'article 29 a) du règlement ne violait pas l'article 15 de la charte canadienne.
Les juges L'Heureux-Dubé, Bastarache, Arbour et LeBel, dissidents: L'article 29 a) du règlement violait l'article 15 de la charte canadienne et la violation n'était pas justifiable au sens de l'article premier de cette charte.

2) Mme la juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Bastarache, Binnie et LeBel: L'article 29 a) du règlement ne violait pas l'article 7 de la charte canadienne.
Les juges L'Heureux-Dubé et Arbour, dissidentes: L'article 29 a) du règlement violait l'article 7 de la charte canadienne et la violation n'était pas justifiable au sens de l'article premier de la charte.

3) Mme la juge en chef McLachlin et les juges Gonthier, Iacobucci, Major, Binnie et LeBel: L'article 29 a) du règlement ne violait pas l'article 45 de la charte québécoise.
Les juges Bastarache et Arbour: Il n'est pas nécessaire de décider si l'article 29 a) du règlement violait l'article 45 de la charte québécoise, étant donné que le respect du droit prévu par cet article ne peut être imposé dans les circonstances du présent pourvoi.
Mme la juge L'Heureux-Dubé, dissidente: L'article 29 a) du règlement violait l'article 45 de la charte québécoise.

Mme la juge en chef McLachlin, à l'opinion de laquelle souscrivent les juges Gonthier, Iacobucci, Major et Binnie: Le régime d'aide sociale établissant une différence de traitement ne contrevenait pas à l'article 15 paragraphe 1 de la charte canadienne. L'appelante ne s'est pas acquittée de la preuve qui lui incombait à la troisième étape du test de l'arrêt Law c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration du Canada (C.S. Can., 1999-03-25), SOQUIJ AZ-50060907, J.E. 99-700, [1999] 1 R.C.S. 497, car elle n'a pas démontré que le gouvernement l'a traitée comme une personne de moindre valeur que les bénéficiaires d'aide sociale plus âgés, simplement parce qu'il a assujetti le versement de prestations accrues à sa participation à des programmes conçus expressément pour l'intégrer dans la population active et promouvoir son autonomie à long terme.

À partir de l'examen des quatre facteurs contextuels énoncés dans Law, il est impossible de conclure à la discrimination et à l'existence d'une atteinte à la dignité humaine. Premièrement, il ne s'agit pas d'un cas où le groupe de la demanderesse a souffert d'un désavantage préexistant et de stigmates en raison de l'âge. Les distinctions fondées sur l'âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l'ordre dans notre société et elles n'évoquent pas automatiquement le contexte d'un désavantage préexistant qui donne à croire à l'existence d'une discrimination et d'une marginalisation. Contrairement aux personnes d'âge avancé, qui peuvent être présumées dépourvues de certaines aptitudes qu'elles possèdent en réalité, les jeunes adultes n'ont pas été sous-estimés de la même manière par le passé.

Deuxièmement, le dossier en l'espèce n'établit pas l'absence de lien entre le régime et la situation réelle des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans. La preuve démontre que, loin d'être stéréotypé ou arbitraire, l'objet de la distinction contestée correspondait aux besoins et à la situation véritables des moins de 30 ans. La profonde récession du début des années 1980, le resserrement conditions d'admissibilité aux prestations fédérales d'assurance-chômage et la forte augmentation du nombre de jeunes intégrant le marché du travail ont provoqué un accroissement sans précédent du nombre de personnes aptes au travail qui ont néanmoins joint les rangs des prestataires d'aide sociale. La situation des jeunes adultes était particulièrement difficile. À court terme, l'objectif que visait le gouvernement en instaurant le régime contesté était de faire participer les bénéficiaires de moins de 30 ans à des programmes de travail et de formation qui compléteraient l'allocation de base inférieure qu'ils recevaient, tout en leur faisant acquérir des compétences utiles pour trouver des emplois permanents. À plus long terme, le gouvernement visait à offrir aux jeunes bénéficiaires précisément les cours de rattrapage et les compétences qui leur manquaient et dont ils avaient besoin pour réussir à s'intégrer dans la population active et à devenir autonomes. Le régime ne constituait pas une négation de la dignité des jeunes adultes, mais la reconnaissance de leur potentiel. Dans la perspective d'une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse, la décision du législateur de structurer ses programmes d'aide sociale de façon à inciter les jeunes adultes à participer à des programmes spécialement conçus pour leur permettre d'acquérir formation et expérience prenait appui sur la logique et le sens commun. La prétention qu'il n'existait pas suffisamment de places disponibles dans les programmes pour répondre aux besoins de tous les bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans qui voulaient y participer a été rejetée par le juge du procès parce qu'il estimait la preuve à cet égard insuffisante. Il n'appartient pas à la Cour de réexaminer la conclusion du juge de première instance en l'absence d'une erreur établie. De même, le simple fait que le gouvernement n'ait pas prouvé l'exactitude des hypothèses sur lesquelles il s'est fondé ne permet pas d'inférer qu'il y a disparité entre, d'une part, l'objet et l'effet du régime et, d'autre part, la situation des personnes touchées. Le législateur peut s'appuyer sur des hypothèses générales documentées qui correspondent, bien qu'imparfaitement, à la situation véritable du groupe touché, à la condition que ces hypothèses ne soient pas fondées sur des stéréotypes arbitraires et dégradants. Ces considérations sont prises en compte pour déterminer si une personne raisonnable placée dans la situation de la demanderesse aurait perçu la mesure législative comme attentatoire à sa dignité.

Troisièmement, le facteur contextuel de «l'objectif d'amélioration» est neutre en l'espèce, car le régime n'a pas été conçu pour améliorer la situation d'un autre groupe. De façon générale, sur le plan contextuel, une personne raisonnable placée dans la situation de l'appelante tiendrait compte du fait que le règlement visait à améliorer la situation des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans pour déterminer si le régime traitait les moins de 30 ans comme moins dignes de respect et de considération que les 30 ans et plus.

Enfin, les conclusions du juge de première instance et les éléments de preuve n'appuient pas la prétention que l'incidence globale du régime sur les personnes touchées a porté atteinte à leur dignité humaine et à leur droit d'être reconnues comme membres à part entière de la société, même si elles font partie de la catégorie touchée par la distinction. Malgré la possibilité de conséquences négatives à court terme sur la situation économique de certains bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans comparativement à leurs aînés, le régime visait à améliorer la situation des personnes appartenant à ce groupe et à renforcer leur dignité et leur capacité de subvenir à leurs besoins à long terme. Ces éléments tendent à révéler l'existence non pas d'une discrimination, mais d'une préoccupation pour la situation des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans.

Le dossier factuel n'est pas suffisant pour étayer la prétention de l'appelante que l'État a porté atteinte à son droit à la sécurité de sa personne en lui versant un montant de base inférieur de prestations d'aide sociale, de façon non conforme aux principes de justice fondamentale. Selon le courant jurisprudentiel dominant concernant l'article 7 de la charte canadienne, cette disposition a pour objet d'empêcher les atteintes à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne qui résultent d'une interaction de l'individu avec le système judiciaire et l'administration de la justice. Tout un éventail de situations peuvent faire entrer en jeu l'administration de la justice et celle-ci ne s'entend pas exclusivement des procédures criminelles. Il faut laisser le sens de la notion d'administration de la justice et la portée de l'article 7 évoluer graduellement, au fur et à mesure que surgiront des questions jusqu'ici imprévues. Il est donc prématuré de conclure que l'article 7 s'applique exclusivement dans un contexte juridictionnel. En l'espèce, la question est de savoir si la Cour doit appliquer l'article 7 malgré le fait que l'administration de la justice n'est manifestement pas en jeu. Jusqu'à maintenant, rien dans la jurisprudence ne tend à indiquer que l'article 7 impose une obligation positive à l'État. On a plutôt considéré que l'article 7 restreint la capacité de l'État de porter atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne. Il n'y a pas d'atteinte de cette nature en l'espèce et les circonstances ne justifient pas une application nouvelle de l'article 7, selon laquelle il imposerait à l'État l'obligation positive de garantir un niveau de vie adéquat.

Il n'a pas été porté atteinte au droit à des mesures d'assistance financière et à des mesures sociales, prévues par la loi, susceptibles d'assurer un niveau de vie décent, lequel est garanti par l'article 45 de la charte québécoise. Bien que l'article 45 oblige le gouvernement à établir des mesures d'aide sociale, il soustrait au pouvoir de contrôle des tribunaux la question de savoir si ces mesures sont adéquates. Le libellé de l'article 45 exige seulement que le gouvernement puisse établir l'existence de mesures susceptibles d'assurer un niveau de vie décent, sans l'obliger à défendre la sagesse de ces mesures.

M. le juge Bastarache, dissident: L'article 29 a) du règlement ne violait pas l'article 7 de la charte canadienne. La menace au droit à la sécurité de l'appelante n'était pas liée à l'administration de la justice et ne résultait pas d'une mesure de l'État; de plus, le caractère non inclusif du texte de loi n'a pas empêché concrètement l'appelante de protéger sa propre sécurité. Le droit à la sécurité de la personne n'est protégé par l'article 7 que dans la mesure où c'est l'État qui, d'une façon non conforme aux principes de justice fondamentale, prive l'individu du droit à la sécurité de sa personne. Le lien solide qui existe entre l'article 7 et le rôle de l'appareil judiciaire amène à conclure que, pour que puisse s'appliquer l'article 7, il est nécessaire qu'il existe un certain rapport entre cette disposition et le système judiciaire ou son administration. En l'espèce, il n'existe pas de lien entre le préjudice causé à la sécurité de la personne de l'appelante et le système judiciaire ou son administration. Quoique le lien requis avec l'appareil judiciaire ne signifie pas que l'article 7 se limite nécessairement aux affaires pénales, il signifie à tout le moins que, pour qu'une personne se trouve privée d'un droit que lui garantit l'article 7, il faut établir l'existence d'une mesure de l'État analogue à une instance judiciaire ou administrative emportant des conséquences juridiques pour cette personne. La menace à la sécurité de l'appelante découlait des aléas d'une économie chancelante, et non de la décision du législateur de ne pas lui accorder une aide financière plus élevée ou de l'obliger à participer à plusieurs programmes pour recevoir une aide accrue. Bien qu'une mesure législative n'ayant pas un caractère suffisamment inclusif puisse, dans des circonstances exceptionnelles, entraver substantiellement l'exercice d'une liberté constitutionnelle, l'exclusion des personnes de moins de 30 ans du champ d'application du régime d'avantages complets et inconditionnels ne les rendait pas essentiellement incapables d'exercer leur droit à la sécurité de leur personne en l'absence d'intervention gouvernementale. L'appelante n'a pas démontré que les jeunes de moins de 30 ans éprouvent intrinsèquement de la difficulté à exercer leur droit à la sécurité de leur personne en l'absence d'intervention gouvernementale. Elle n'a pas non plus établi que l'existence de prestations de base plus élevées pour les prestataires de 30 ans et plus réduisait la possibilité pour les moins de 30 ans d'exercer leur droit à la sécurité de leur personne. Il n'a pas été démontré que, en excluant les jeunes, le texte de loi avait réduit leur sécurité à un niveau inférieur à ce qu'elle était déjà, compte tenu de la situation économique.

L'article 29 a) du règlement violait l'article 15 de la charte canadienne. Bien que les distinctions fondées sur l'âge soient souvent justifiées par le fait que des personnes d'âge différent sont capables d'accomplir des choses différentes, l'âge fait partie des motifs de discrimination illicite. Quoiqu'on vieillisse sans cesse, l'âge est une caractéristique personnelle à l'égard de laquelle il est impossible de faire quoi que ce soit, et ce à quelque moment que ce soit. L'âge est nettement visé par l'aspect de la disposition relative à l'égalité qui demande qu'on ne pénalise pas un individu pour une caractéristique qu'il ne peut changer ou qu'on ne devrait pas le requérir de changer. Les motifs de discrimination énumérés à l'article 15 sont des indicateurs législatifs de l'existence de motifs suspects, associés à des processus décisionnels discriminatoires et fondés sur des stéréotypes. Une loi qui établit une distinction fondée sur de tels motifs — notamment l'âge — est suspecte parce qu'elle entraîne souvent de la discrimination et aboutit au déni du droit à l'égalité réelle.

Si on applique le critère de l'arrêt Law, la question fondamentale qu'il faut examiner en l'espèce est celle de savoir si la distinction établie à l'article 29 a) indique que le gouvernement a traité les bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans d'une façon qui respectait leur dignité en tant que membres de notre société. Il faut examiner cette question avec les yeux d'une personne raisonnable se trouvant dans la situation du demandeur, en tenant compte de quatre facteurs contextuels non exhaustifs. Bien que l'appelante ne puisse se contenter de plaider qu'on a porté atteinte à sa dignité, pour justifier une allégation formulée en vertu de l'article 15 paragraphe 1 il lui suffira d'établir le fondement rationnel de sa perception subjective qu'elle a été victime de discrimination.

Premièrement, en ce qui concerne le facteur du désavantage préexistant, nous ne sommes pas ici en présence d'une distinction d'application générale fondée sur l'âge, mais plutôt d'une distinction applicable à un groupe particulier de la société, les bénéficiaires d'aide sociale. Il ressort clairement du dossier que, dans les faits, au sein de ce groupe, il n'était pas plus facile pour les jeunes prestataires de trouver du travail que ce ne l'était pour leurs aînés. La distinction était fondée sur le stéréotype selon lequel les jeunes ne souffrent d'aucun désavantage économique particulier. Elle reposait non pas sur des faits, mais plutôt sur de vieilles prémisses relatives à l'aptitude des jeunes au travail. Bien qu'il n'existe aucune preuve décisive indiquant que, comparativement à l'ensemble des bénéficiaires d'aide sociale, les jeunes prestataires ont de tout temps été marginalisés en raison de leur âge, une analyse contextuelle nous oblige à reconnaître que la situation précaire et vulnérable dans laquelle se trouvent les bénéficiaires d'aide sociale renforce l'argument selon lequel toute distinction les affectant peut faire peser une menace plus grande sur leur dignité humaine.

Deuxièmement, il n'y avait aucune correspondance entre le régime d'aide sociale différent et les besoins, les aptitudes et la situation véritables des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans. Basé sur l'hypothèse invérifiable selon laquelle les personnes de moins de 30 ans ont des besoins moins grands que leurs aînés et de meilleures chances que ceux-ci de se trouver un emploi, le programme accordait aux premières une somme inférieure des deux tiers à celle que le gouvernement considérait comme le strict nécessaire, et il fondait cette différence de traitement sur une caractéristique indépendante de la volonté de ces personnes. L'égalité réelle ne permet un traitement différent que s'il existe une différence réelle. La ligne de démarcation nette fixée à 30 ans paraît n'avoir que peu de rapports, voire aucun, avec la situation véritable des adultes de moins de 30 ans. Les dépenses au titre de l'alimentation et du logement des personnes de moins de 30 ans ne diffèrent pas de celles des personnes de 30 ans et plus. La présomption du gouvernement que les personnes de moins de 30 ans recevaient toutes de l'aide de leur famille n'était pas fondée. En se fondant sur une distinction qu'on avait faite plusieurs décennies auparavant et qui ne tenait même pas compte de la situation véritable des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans, on semble avoir fait preuve de peu de respect dans le texte de loi pour la valeur de ces personnes en tant qu'êtres humains. Sur le seul fondement de l'âge, le texte de loi créait pour ces personnes des conditions de vie inférieures aux conditions minimales. Dans les cas où des personnes subissent un grave désavantage dû à une distinction et où la preuve démontre que les hypothèses ayant guidé le législateur n'étaient pas étayées par les faits, il n'est pas nécessaire de prouver l'existence concrète de stéréotype, préjugé ou autre intention discriminatoire. L'existence d'une intention positive ne préserve pas davantage la validité de la mesure réglementaire litigieuse. À cette étape-ci de l'analyse prescrite dans l'arrêt Law, l'intention du législateur revêt beaucoup moins d'importance que les effets concrets du régime sur l'appelante. L'examen de l'objet du texte de loi effectué en vertu de l'article 15 paragraphe 1 ne doit pas rendre inutile ou remplacer l'analyse qui doit être faite ultérieurement en application de l'article premier de la charte canadienne.

Troisièmement, le facteur de l'objet améliorateur n'est pas utile pour décider si le traitement différent était discriminatoire en l'espèce. Le législateur a établi une distinction entre le groupe dont fait partie l'appelante et les autres bénéficiaires d'aide sociale en se fondant sur ce qu'elle affirme être un effort d'amélioration de la situation du groupe en question. Un groupe qui fait l'objet d'un traitement différent et moins favorable, fondé sur un motif énuméré ou un motif analogue, n'est pas traité avec dignité du seul fait que le gouvernement prétend avoir pris ses dispositions préjudiciables pour le bien du groupe.

Enfin, le traitement différent a un effet marqué sur un droit extrêmement important. L'effet de la distinction en l'espèce est que l'appelante et les autres personnes dans sa situation ont vu leur revenu fixé au tiers seulement de la somme que le gouvernement jugeait constituer le strict minimum dont a besoin une personne pour subvenir à ses besoins. L'argument du gouvernement, selon lequel il donnait aux jeunes la chance d'acquérir des compétences visant à leur permettre de s'intégrer dans la population active et ainsi de renforcer leur dignité et leur estime de soi ne tient pas compte du fait que la raison pour laquelle ces jeunes ne faisaient pas partie de la population active n'était pas exclusivement le fait qu'ils possédaient des compétences ou des études insuffisantes, mais aussi le fait qu'il n'y avait pas d'emplois disponibles. L'appelante a démontré que, dans certaines circonstances et particulièrement dans sa situation personnelle, il y a eu des occasions où l'effet du traitement différent était tel qu'on pourrait objectivement affirmer que les prestataires de moins de 30 ans ont été traités par le gouvernement d'une manière qui ne les respectait pas en tant que citoyens à part entière. Il ressort de la preuve, peu importe l'angle sous lequel on l'examine, qu'il était hautement improbable qu'une personne de moins de 30 ans aurait pu à tout moment être inscrite à un programme et recevoir le plein montant des prestations. Lorsqu'elles ne participaient pas à un programme, les personnes comme l'appelante étaient contraintes de subvenir à leurs besoins au moyen de ressources très inférieures au minimum vital reconnu, que recevaient par ailleurs les 30 ans et plus. Même lorsqu'elle participait à un programme, l'appelante vivait dans la crainte de voir ses prestations réduites. Les prestataires de 30 ans et plus ne subissaient pas ces conséquences du régime. Pour l'application de l'article 15, ce qui a rendu humiliante l'expérience vécue par l'appelante est le fait qu'elle a été placée dans une situation que le gouvernement reconnaît lui-même comme précaire et invivable. Cette différence de traitement a été établie en fonction seulement de l'âge des personnes visées et non en fonction de leurs besoins, de leurs possibilités ou de leur situation personnelle, et elle ne respectait pas la dignité fondamentale des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans.

Le gouvernement ne s'est pas acquitté de l'obligation qui lui incombait d'établir que la violation de l'article 15 était une limite raisonnable et justifiée dans le cadre d'une société libre et démocratique. Bien qu'il faille faire montre d'une certaine retenue dans le contrôle de telles mesures législatives en matière de politique sociale, il reste que le gouvernement n'a pas carte blanche pour restreindre des droits. La distinction établie par l'article 29 a) du règlement visait deux objectifs urgents et réels: 1) éviter l'effet d'attraction du régime d'aide sociale sur les jeunes; 2) favoriser l'intégration de ceux-ci dans la population active en encourageant leur participation aux programmes d'emploi. Il existe un lien rationnel entre le traitement différent réservé aux moins de 30 ans et l'objectif consistant à favoriser leur intégration dans la population active. Il est logique et raisonnable de supposer que ces personnes ne sont pas rendues au même stade de la vie que les 30 ans et plus, qu'il est plus important, voire plus utile, de les inciter à s'intégrer dans la population active et, enfin, qu'une réduction des prestations de base pourrait permettre de réaliser cet objectif. Toutefois, même en manifestant beaucoup de retenue envers la décision du gouvernement, l'intimée n'a pas su démontrer que la disposition litigieuse constituait un moyen de réaliser l'objectif législatif d'une manière qui portait aussi peu atteinte au droit à l'égalité de l'appelante qu'il était raisonnablement possible de le faire. Il existait des solutions de rechange raisonnables à celle choisie par le législateur en vue de réaliser son objectif. D'abord, les prestations accordées aux moins de 30 ans auraient pu être majorées. Aucun élément de preuve n'étaye la prétention du gouvernement selon laquelle une telle mesure l'aurait empêché d'atteindre l'objectif d'intégration des jeunes dans la population active. De plus, il aurait été possible d'instaurer plus tôt les réformes qui, en 1989, ont rendu les programmes conditionnels pour tous. Les programmes eux-mêmes comportaient également plusieurs lacunes importantes et seulement 11 pour 100 des bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans étaient dans les faits inscrits aux programmes qui leur permettaient de recevoir le montant de base accordé aux prestataires de 30 ans et plus. Les personnes qui participaient à un des programmes en question, lequel constituait d'ailleurs un volet important volet du régime, ne touchaient pas le plein montant des prestations, mais recevaient 100 $ de moins que la prestation de base. De même, les critères d'admissibilité, les périodes d'attente et les préférences applicables au titre de la participation indiquent que les programmes n'étaient pas conçus d'une manière propre à garantir une place à toute personne désireuse d'y participer. Outre les problèmes qui affectaient la conception des programmes, la mise en oeuvre de ceux-ci créait des obstacles supplémentaires, que les jeunes prestataires devaient également surmonter. En raison des délais résultant des rencontres avec des travailleurs sociaux, des entrevues d'évaluation et de la recherche de places libres dans le programme approprié, les jeunes bénéficiaires d'aide sociale touchaient vraisemblablement les prestations réduites pendant un certain temps. Enfin, même s'il y avait 85 000 personnes seules de moins de 30 ans recevant de l'aide sociale, le gouvernement n'avait créé initialement que 30 000 places dans ses programmes. Même si le gouvernement n'avait pas à établir qu'il disposait de 85 000 places disponibles en salle de classe et ailleurs, le fait même qu'il s'attendait à un taux de participation aussi faible incite à se demander dans quelle mesure la distinction prévue à l'article 29 a) du règlement visait vraiment à améliorer la situation des personnes de moins de 30 ans, et non pas simplement à réaliser des économies.

La différence de traitement a eu, sur l'égalité et l'estime de soi de l'appelante et des personnes de son groupe, des effets préjudiciables graves qui l'emportaient sur les effets bénéfiques qu'avait le régime sur la réalisation de l'objectif énoncé par le gouvernement. Le gouvernement n'a pas démontré que la réduction des prestations faciliterait l'intégration des jeunes prestataires dans le population active, ou qu'il était raisonnable de penser qu'elle le ferait. Lorsque les effets préjudiciables éventuels du texte législatif sont aussi évidents, ce n'est pas trop demander au gouvernement de préparer ses mesures législatives avec plus de soin.

La réparation qui convient en l'espèce consiste à déclarer l'article 29 a) du règlement inopérant en vertu de l'article 52 paragraphe 1 de la Loi constitutionnelle de 1982. Si cette mesure législative avait été encore en vigueur, il aurait été opportun de suspendre l'effet de la déclaration d'invalidité pendant 18 mois afin de permettre au législateur d'apporter des modifications à cette mesure. Il y a lieu de rejeter la demande de dommages-intérêts présentée par l'appelante en vertu de l'article 24 paragraphe 1 de la charte canadienne. Si une disposition est invalidée en application de l'article 52, il n'y a généralement pas ouverture à réparation rétroactive en vertu de l'article 24 paragraphe 1. De plus, les faits de l'espèce ne justifient pas un tel résultat. Premièrement, vu l'existence d'un recours collectif en l'espèce, il est plus difficile d'accorder une réparation en vertu de l'article 24 paragraphe 1. Il serait impossible à notre Cour d'établir le montant exact dû à chaque membre du groupe. Deuxièmement, il faut tenir compte des dépenses importantes que ferait le gouvernement s'il devait verser des dommages-intérêts. Bien que la prise en compte de considérations budgétaires puisse ne pas être pertinente dans l'analyse de la question de fond touchant la charte, elle l'est dans la détermination de la réparation. Obliger le gouvernement à verser pratiquement un demi milliard de dollars aurait une incidence appréciable sur sa situation financière et peut-être même sur l'économie générale de la province.

Même si, à la lumière de son texte même, l'article 45 de la charte québécoise crée une certaine forme de droit positif à un niveau de vie minimal, le respect de ce droit ne peut pas être obtenu en justice en l'espèce. La disposition énonçant la suprématie de la charte québécoise, en l'occurrence l'article 52 de celle-ci, indique nettement que les tribunaux n'ont pas le pouvoir de déclarer invalide tout ou partie d'un texte de loi pour cause d'incompatibilité avec l'article 45. En outre, l'appelante n'a pas droit à des dommages-intérêts en vertu de l'article 49 de la charte québécoise. La personne qui, en vertu de l'article 49, présente contre l'État une demande reprochant à celui-ci d'être l'auteur d'un texte de loi contrevenant à un droit garanti par la charte québécoise doit démontrer que le législateur a manqué à une norme de diligence donnée dans la rédaction du texte de loi en question. Il est improbable que l'État puisse, par application de l'article 49, être tenu responsable simplement parce qu'il aurait rédigé un texte de loi lacunaire.

M. le juge LeBel, dissident: L'article 29 a) du règlement, pris isolément ou considéré à la lumière des programmes d'employabilité, était discriminatoire à l'endroit des jeunes adultes. La distinction fondée sur l'âge ne correspondait ni aux besoins ni aux capacités des bénéficiaires de l'aide sociale de moins de 30 ans. Les besoins ordinaires des jeunes ne se différencient pas de ceux de leurs aînés au point de justifier un écart si prononcé entre leurs prestations. Dans la mesure où la distinction établie par le régime d'aide sociale était justifiée par la capacité des jeunes à mieux survivre une période de crise économique, cette distinction perpétuait une vision stéréotypée de la situation des jeunes sur le marché du travail. En cherchant à contrer un effet d'attraction à l'aide sociale pour le «bien» même des jeunes qui en dépendaient, la distinction perpétuait une autre vision stéréotypée selon laquelle la majeure partie des jeunes assistés sociaux choisissent de vivre de façon permanente aux crochets de la société. Loin de se cramponner à l'aide sociale par paresse, les jeunes assistés sociaux des années 80 sont demeurés tributaires de l'aide sociale faute d'emplois disponibles. Même si le gouvernement pouvait valablement inciter les jeunes au travail, la solution retenue discriminait sans motif valable entre les bénéficiaires d'aide sociale de moins de 30 ans et ceux de 30 ans et plus. Les défectuosités du régime, conjuguées aux idées préconçues le sous-tendant, mènent à la conclusion que l'article 29 a) du règlement portait atteinte au droit à l'égalité garanti par l'article 15 de la charte canadienne. Pour les motifs exposés par le juge Bastarache, l'article 29 a) du règlement n'est pas sauvegardé par l'article premier de la charte canadienne.

Bien que l'appelante n'ait pas réussi à établir en l'espèce une violation de l'article 7 de la charte canadienne, pour les motifs exposés par la majorité, il ne convient pas à ce moment-ci de fermer la porte à une éventuelle possibilité que l'article 7 puisse être invoqué dans des circonstances n'ayant aucun lien avec le système de justice.

L'article 45 de la charte québécoise ne garantit pas un droit autonome à un niveau de vie décent. Cet article protège seulement un droit d'accès à des mesures sociales à toute personne dans le besoin. Bien que l'insertion des droits sociaux et économiques dans la charte québécoise leur confère une nouvelle dimension, elle ne leur a pas attribué un caractère juridiquement contraignant. La majorité des dispositions dans le chapitre des «Droits économiques et sociaux» contiennent une réserve indiquant que la mise en oeuvre des droits qu'ils protègent dépend de l'adoption de mesures législatives. Dans le cas de l'article 45, le fait que toute personne dans le besoin n'ait pas droit à des mesures lui assurant un niveau de vie décent, mais plutôt à des mesures susceptibles de lui assurer ce niveau de vie, suggère que le législateur n'a pas voulu conférer aux tribunaux le pouvoir de réviser la suffisance des mesures adoptées ni de s'ériger en législateurs à cet égard. L'expression «prévues par la loi», interprétée à la lumière des autres dispositions du chapitre des droits économiques et sociaux, confirme que le droit prévu à l'article 45 n'est protégé que dans la mesure prescrite par la loi. L'article 45 n'est toutefois pas dépourvu de tout contenu obligationnel. Puisque l'article 10 de la charte québécoise ne crée pas un droit autonome à l'égalité, le droit d'accès sans discrimination à des mesures d'assistance financière et sociales ne serait pas garanti par la charte québécoise en l'absence de l'article 45.

Mme la juge Arbour, dissidente: L'article 29 a) du règlement contrevenait à l'article 7 de la charte canadienne en privant ceux auxquels il s'appliquait du droit à la sécurité de leur personne. L'article 7 impose à l'État l'obligation positive d'assurer à ses citoyens la protection élémentaire en ce qui touche la vie, la liberté et la sécurité de leur personne.

Les objections généralement avancées pour s'opposer à la présentation, en vertu de l'article 7, de demandes sollicitant l'intervention concrète de l'État ne sont pas convaincantes. Le fait qu'un droit puisse comporter une certaine valeur économique n'est pas une raison suffisante pour l'exclure du champ d'application de l'article 7. Les droits économiques qui sont essentiels à la vie des individus et à leur survie ne sont pas de même nature que les droits économiques des sociétés commerciales. Le droit à un niveau minimal d'aide sociale est intimement lié à des considérations touchant fondamentalement à la santé d'une personne et même, à la limite, à sa survie. Ce droit peut facilement s'intégrer dans le droit «à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne» prévu à l'article 7, sans qu'il soit nécessaire de constitutionnaliser les droits ou intérêts de «propriété». Le type de droit revendiqué en l'espèce ne saurait non plus être écarté parce qu'il ne présente pas les caractéristiques d'une «garantie juridique». Le recours à l'intertitre «Garanties juridiques» comme moyen de circonscrire le champ d'application de l'article 7 a été remplacé par l'application d'une démarche téléologique et contextuelle en matière d'interprétation des droits protégés par la Constitution. Au fil des ans, les plaideurs ont invoqué de nouveaux droits très distincts de ceux qui sont en cause lorsque le système judiciaire et l'administration de la justice sont concernés, et les tribunaux ont jugé que ces droits étaient protégés par l'article 7. Continuer à insister sur l'effet restrictif qu'aurait le fait que l'article 7 se trouve dans la section des «Garanties juridiques» de la charte équivaudrait à figer l'interprétation constitutionnelle d'une manière incompatible avec la conception selon laquelle la Constitution est un «arbre vivant». En outre, l'existence d'une mesure étatique concrète portant atteinte à la vie, à la liberté ou à la sécurité de la personne n'est pas requise pour fonder la présentation d'une demande en vertu de l'article 7. Dans certaines circonstances, l'article 7 peut imposer à l'État l'obligation d'agir lorsqu'il ne l'a pas fait. Le concept de «deprivation» évoqué dans le texte anglais de l'article 7 et l'expression «principes de justice fondamentale» (et son équivalent anglais) dans le texte de cet article ne requièrent pas implicitement l'existence d'une mesure attentatoire concrète de la part de l'État. Le concept de «deprivation» est suffisamment large pour englober les privations dont l'effet est d'ériger des obstacles à la réalisation d'un objectif. La position de l'article 7 dans la structure de la charte canadienne milite en faveur de la conclusion selon laquelle cet article peut avoir pour effet d'imposer à l'État l'obligation d'agir. Comme les exemples de «principes de justice fondamentale» prévus aux articles 8 à 14 consacrent des droits positifs, il est permis de penser que les droits visés à l'article 7 comportent également une dimension positive. Il ressort implicitement de certains arrêts récents que la simple inaction de l'État est suffisante dans certaines circonstances pour faire jouer la protection de l'article 7. Enfin, les doutes qui existent quant à la justiciabilité des demandes sollicitant l'intervention de l'État ne constituent pas un obstacle en l'espèce. Bien qu'il puisse être vrai que les tribunaux ne sont pas équipés pour trancher des questions de politique générale touchant à la répartition des ressources, ce facteur ne permet pas de conclure que la justiciabilité constitue une condition préalable faisant échec à l'examen au fond du présent litige. Le présent pourvoi soulève une question tout à fait différente, soit celle de savoir si l'État a l'obligation positive d'intervenir pour fournir des moyens élémentaires de subsistance aux personnes incapables de subvenir à leurs besoins. Dans leur rôle d'interprètes de la charte et de protecteurs des libertés fondamentales garanties par celle-ci, les tribunaux sont requis de statuer sur les revendications en justice de tels droits. Il est possible, en l'espèce, de connaître des revendications de cette nature sans se demander combien l'État devrait débourser pour garantir le droit revendiqué, question qui pourrait ne pas être justiciable.

L'interprétation de l'article 7, qu'il s'agisse d'une analyse téléologique, textuelle ou contextuelle, mène à la conclusion que le droit de chacun à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne garanti par cette disposition comporte une dimension positive. La structure grammaticale de l'article 7 semble indiquer que celui-ci confère deux droits: le droit, énoncé dans la première partie de la disposition, «à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne», ainsi que le droit, énoncé dans la deuxième partie de la disposition, à ce qu'il ne soit porté atteinte à la vie, à la liberté ou la sécurité d'une personne qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. D'un point de vue purement textuel, il semble qu'on ne puisse raisonnablement nier que la première partie de l'article 7 accorde une protection plus large que celle prévue par la deuxième partie de cette disposition. Au moins deux interprétations raisonnables sont avancées en ce qui concerne la nature de cette protection additionnelle: suivant une de ces interprétations, la première partie établirait un droit entièrement distinct et autonome, auquel il peut être porté atteinte même en l'absence de violation des principes de justice fondamentale, sous réserve qu'en pareils cas il faut justifier cette atteinte au regard de l'article premier; selon l'autre interprétation, qui s'attache à l'absence du terme «deprivation» en anglais dans la première partie de la disposition, c'est tout au plus à l'égard du droit garanti dans la deuxième partie, à supposer que ce soit même le cas, qu'il faut établir l'existence d'une mesure étatique positive pour fonder une plainte reprochant la violation de ce droit. Chacune de ces interprétations exige la reconnaissance du type de droit que revendique l'appelante en l'espèce et il n'est pas nécessaire de décider laquelle de ces interprétations doit être retenue.

L'interprétation téléologique de l'ensemble de l'article 7 requiert que l'on donne un sens à tous les droits qui y sont consacrés. Le fait de limiter l'article 7 uniquement à sa deuxième partie a pour effet de n'attribuer aucun rôle concret au droit à la vie. Une telle interprétation menace non seulement la cohérence de la charte dans son ensemble, mais également son objet. Pour éviter ce résultat, il faut reconnaître qu'il pourrait arriver que l'État porte atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne autrement qu'en violant le droit prévu à la deuxième partie de l'article 7. Il faut considérer que l'article 7 protège davantage que de simples droits négatifs, autrement le rôle du droit à la vie garanti par cette disposition se résumerait à la protection contre la peine de mort faisant ainsi potentiellement double emploi avec l'article 12, avec toutes les difficultés conceptuelles intolérables qui découlent d'une telle interprétation.

Relativement à l'analyse contextuelle, les droits positifs font partie intégrante de la structure de la charte. La charte impose à l'État l'obligation d'agir concrètement en vue d'assurer la protection d'un nombre appréciable de droits. En outre, le processus de justification prévu par l'article premier, démarche qui considère les valeurs sous-tendant la charte canadienne comme le seul fondement justifiant de restreindre les droits concernés, confirme que les droits consacrés par la charte canadienne comportent une dimension positive. Les droits constitutionnels ne servent pas simplement de bouclier contre les atteintes à la liberté commises par l'État, mais ils ont également pour effet d'imposer à celui-ci l'obligation positive d'arbitrer les revendications conflictuelles découlant des droits et libertés de chacun. Si le droit d'un individu à la vie, à la liberté et la sécurité de sa personne peut, par application de l'article premier, être restreint en raison de la nécessité de protéger la vie, la liberté ou la sécurité d'autrui, ce ne peut être que parce que ce droit n'est pas simplement un droit négatif mais aussi un droit positif, qui commande à l'État non seulement de s'abstenir de porter atteinte à la vie, à la liberté et à la sécurité d'une personne, mais également de garantir activement ce droit en présence de revendications conflictuelles.

Le droit revendiqué en l'espèce fait partie de ceux que l'État a l'obligation positive d'accorder en vertu de l'article 7. En dehors du contexte de l'article 15, une mesure législative n'ayant pas un caractère suffisamment inclusif entraîne une violation de la charte canadienne lorsque les conditions suivantes sont réunies: 1) l'argument doit reposer sur une liberté ou un droit fondamental garanti par la charte canadienne, plutôt que sur l'accès à un régime légal précis; 2) il doit exister une preuve appropriée, démontrant que l'exclusion du régime légal crée une entrave substantielle à l'exercice du droit protégé; 3) il faut déterminer si l'État peut vraiment être tenu responsable de l'incapacité d'exercer la liberté ou le droit fondamental en question. Dans le présent pourvoi, l'exclusion des demandeurs du régime légal les prive effectivement de toute possibilité concrète de pourvoir à leurs besoins essentiels. Ce qui est en jeu n'est pas l'exclusion du régime légal concerné, mais les droits fondamentaux des demandeurs à la sécurité de leur personne et à la vie même, qui existent indépendamment de tout texte législatif. La preuve établit que la sécurité physique et psychologique des jeunes adultes a été sérieusement compromise au cours de la période pertinente et que le fait, dans le texte de loi, d'avoir exclu les jeunes adultes du plein bénéfice des avantages du régime d'aide sociale a porté substantiellement atteinte à leur droit fondamental à la sécurité de leur personne et peut-être même à leur droit à la vie. Le droit de ne pas être victimes d'atteintes par l'État à leur intégrité physique ou psychologique est une bien mince consolation pour les personnes qui, comme les demandeurs en l'espèce, doivent quotidiennement lutter pour subvenir à leurs besoins physiques et psychologiques les plus élémentaires. Dans ces cas, il est raisonnablement possible de conclure qu'une intervention concrète de l'État est nécessaire pour donner sens et effet aux droits garantis par l'article 7. L'État peut à juste titre être tenu responsable de l'incapacité des demandeurs à exercer les droits que leur garantit l'article 7. Dans la présente affaire, il s'agit tout simplement de décider si l'État a l'obligation d'agir pour soulager la situation pénible des demandeurs. Ces derniers n'ont pas à prouver que l'État peut être tenu causalement responsable de l'environnement socio-économique dans lequel les droits que leur garantit l'article 7 ont été menacés, ni que l'inaction de l'État a aggravé leur sort. La législation pertinente vise à fournir une aide complémentaire aux personnes dont les moyens de subsistance sont inférieurs à un niveau donné droit que l'article 7 de la charte canadienne est censé protéger. Une intervention législative destinée à pourvoir aux besoins essentiels des citoyens nécessiteux en matière de sécurité personnelle et de subsistance est suffisante pour satisfaire à toute condition d'application de l'article 32 de la charte canadienne qui requerrait l'existence d'un «minimum d'action gouvernementale». En édictant la Loi sur l'aide sociale, le gouvernement du Québec a fait naître pour l'État l'obligation de s'assurer que toute différence de traitement ou non-inclusion concernant la prestation de ces services essentiels n'est pas incompatible avec les droits fondamentaux garantis par la charte canadienne, tout particulièrement l'article 7. Il ne s'est pas acquitté de cette obligation. Comme la protection des droits positifs découle de la première partie de l'article 7, qui reconnaît à chacun un droit autonome à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne et comme, en l'espèce, la violation découle d'une inaction et ne fait pas entrer en jeu le système judiciaire, il n'est pas nécessaire de se demander si cette atteinte aux droits garantis par l'article 7 à l'appelante a été portée en conformité avec les principes de justice fondamentale.

La violation du droit de l'appelante à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne n'est pas justifiée au sens de l'article premier. Bien que l'objectif consistant à prévenir l'effet d'attraction du régime d'aide sociale sur les jeunes adultes et à favoriser leur intégration dans la population active puisse satisfaire à la condition requérant l'existence d'un «objectif urgent et réel» que prévoit le critère élaboré dans l'arrêt R. c. Oakes (C.S. Can., 1986-02-28), SOQUIJ AZ-86111022, J.E. 86-272, [1986] 1 R.C.S. 103, il est difficile d'accepter que la négation des moyens élémentaires de subsistance puisse avoir un lien rationnel avec les valeurs qu'on tend à favoriser, à savoir la liberté et la dignité inhérente des jeunes adultes à long terme. En outre, il y a accord avec la conclusion du juge Bastarache selon laquelle l'atteinte causée par ces moyens n'était pas, pour plusieurs raisons, minimale.

L'article 29 a) du règlement violait l'article 15 paragraphe 1 de la charte canadienne. Pour ce qui est de l'article 15, il y a accord général avec l'analyse et les conclusions du juge Bastarache. La violation de l'article 15 n'était pas justifiée au regard de l'article premier, essentiellement pour les raisons exposées à l'égard de la violation de l'article 7.

À l'instar de mon collègue le juge Bastarache, je suis également d'avis que l'article 45 de la charte québécoise établit un droit positif à un niveau de vie minimal, mais que le respect de ce droit ne peut être imposé en vertu des article 52 ou 49 dans les circonstances du présent pourvoi.

Enfin, il y a accord avec les conclusions du juge Bastarache quant à la réparation qui convient en l'espèce.

Mme la juge L'Heureux-Dubé, dissidente: L'opinion des juges Bastarache et LeBel, selon laquelle l'article 29 a) du règlement violait l'article 15 de la charte canadienne, est acceptée. Exclure a priori de la protection de l'article 15 des groupes qui appartiennent clairement à une catégorie énumérée ne sert pas les fins de la garantie d'égalité. Le motif énuméré de l'âge est un indicateur permanent de l'existence d'une distinction suspecte. Toute tentative d'exclure les jeunes de la protection de l'article 15 déplace le point de mire de l'analyse de l'article 15, laquelle doit porter sur les effets de la discrimination et non sur le classement des motifs dans une catégorie. De surcroît, il n'y a pas lieu de prendre en considération le point de vue du législateur dans l'analyse fondée sur l'article 15. Une intention de discriminer n'est pas nécessaire pour conclure à la discrimination. Inversement, le fait qu'un législateur ait l'intention d'aider le groupe ou la personne sur lesquels la distinction alléguée a un effet préjudiciable n'empêche pas de conclure à la discrimination.

L'article 29 a) établit clairement une distinction fondée sur un motif énuméré. La seule question qui se pose est de savoir si, dans son objet ou son effet, il porte atteinte à la dignité humaine. La dignité humaine est violée s'il y a atteinte aux intérêts individuels, dont l'intégrité physique et psychologique. Ces atteintes minent le respect et l'estime de soi et transmettent à l'individu l'idée qu'il n'est pas un membre à part entière de la société canadienne. Une distinction peut être discriminatoire même si elle ne repose pas sur des stéréotypes. En l'espèce, les facteurs contextuels énumérés dans l'arrêt Law étayent une conclusion de discrimination. En particulier, la grave atteinte à un droit fondamental dont a été victime l'appelante, en raison d'une distinction législative fondée sur un motif énuméré ou analogue, était suffisante pour qu'un tribunal puisse statuer que la distinction était discriminatoire. L'appelante était exposée au risque d'une grande pauvreté du fait qu'elle avait moins de 30 ans. Elle a parfois vécu en deçà du niveau de subsistance minimal fixé par le gouvernement même. Il y a eu atteinte à son intégrité psychologique et physique. Une personne raisonnable, placée dans la position de l'appelante et informée de toutes les circonstances, aurait estimé que son droit à la dignité était violé pour le seul motif qu'elle avait moins de 30 ans, alors qu'elle n'était pas en mesure de faire quoi que ce soit pour modifier cet attribut, et qu'elle avait était exclue d'une pleine participation à la société canadienne. En ce qui concerne les autres facteurs contextuels, un régime législatif qui menace sérieusement l'intégrité physique et psychologique de certaines personnes, simplement parce qu'elles possèdent une caractéristique personnelle qui ne peut être changée, ne tient pas adéquatement compte, à première vue, des besoins, des capacités et de la situation de la personne ou du groupe en cause. Un objectif d'amélioration, comme facteur contextuel, doit être à l'avantage d'un groupe moins favorisé que celui visé par la distinction. Il n'est pas question d'un tel groupe en l'espèce. Enfin, étant donné que le taux de chômage était beaucoup plus élevé chez les jeunes adultes que pour l'ensemble de la population active, et qu'un nombre record de jeunes entrait sur le marché du travail à une époque où les programmes fédéraux d'aide sociale étaient chancelants, il est difficile de conclure que les jeunes adultes n'étaient pas victimes d'un désavantage préexistant. Il n'est pas nécessaire que le désavantage frappe tous les membres d'un groupe pour qu'il y ait discrimination, à condition qu'il soit possible de démontrer, comme c'est le cas dans la présente affaire, que seuls des membres de ce groupe sont victimes du désavantage. La violation de l'article 15 n'était pas justifiée. Sur ce point, il y a accord avec l'analyse que le juge Bastarache effectue au regard de l'article premier.

Pour les motifs exposés par la juge Arbour, l'article 29 a) du règlement contrevient à l'article 7 de la charte canadienne. Bien qu'il revienne en général aux gouvernements de faire les choix qui concernent la mise en oeuvre en politiques, d'autres acteurs peuvent aider à déterminer si des programmes sociaux sont nécessaires. Un demandeur doit être en mesure d'établir, au moyen d'une preuve suffisante, ce qui serait un niveau minimal d'aide. Pour les motifs exposés par le juge dissident de la Cour d'appel du Québec et essentiellement pour les même raisons que la juge Arbour, la violation de l'article 7 n'était pas justifiée.

Pour les motifs exposés par le juge dissident de la Cour d'appel, l'article 29 a) du règlement viole l'article 45 de la charte québécoise.


Dernière modification : le 23 juillet 2022 à 19 h 03 min.