Résumé de l'affaire
Appel d'un jugement du Tribunal des droits de la personne ayant accueilli une plainte alléguant de la discrimination et ayant ordonné le paiement de dommages non pécuniaires et de dommages exemplaires ainsi que la mise sur pied d'un programme. Accueilli en partie.
Le propriétaire et président d'une entreprise a réuni les employés d'origine chinoise et a tenu des propos leur attribuant le manque d'hygiène et de salubrité de la cuisine et des toilettes de l'entrepôt. Le propriétaire de l'agence de placement, qui avait embauché ces employés chinois et qui surveillait leur travail dans l'entreprise, assistait à la même réunion et a ri de ces propos. Les employés visés ont démissionné. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a intenté un recours, fondé notamment sur les articles 4 et 10 de la Charte des droits et libertés de la personne, en faveur des victimes contre les défendeurs, soit l'entreprise et son président ainsi que l'agence de placement et son propriétaire. La Commission a notamment allégué que ces employés n'avaient pas été traités en pleine égalité et sans discrimination fondée sur leur origine raciale, ce qui a compromis la reconnaissance et l'exercice de leur droit à la dignité, fondés sur l'article 4 de la charte. Le Tribunal des droits de la personne a ordonné le paiement à chacune des victimes d'une somme de 7 000 $ à titre de dommages non pécuniaires pour le préjudice moral et d'une somme de 3 000 $ à titre de dommages exemplaires. Cette condamnation est solidaire. Enfin, une ordonnance visant l'implantation d'un programme contrant la discrimination a été rendue. Au soutien de leur appel, l'entreprise et son président ainsi que l'agence de placement et son propriétaire invoquent leur liberté d'expression. Selon eux, le droit à la dignité des plaignants n'a pas été détruit ni compromis. De façon subsidiaire, ils contestent le montant de l'indemnité accordée afin de compenser les dommages non pécuniaires, l'attribution de dommages-intérêts exemplaires ainsi que le caractère solidaire de la condamnation.
Décision
M. le juge Vézina, à l'opinion duquel souscrit le juge Léger: Les appelants invoquent l'arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott (C.S. Can., 2013-02-27), 2013 CSC 11, SOQUIJ AZ-50940681, 2013EXP-629, J.E. 2013-335, de la Cour suprême, qui traite de l'interdiction des propos haineux relativement à la liberté d'opinion et d'expression. Ils prétendent que les propos tenus, où se trouve une distinction pour un motif illicite qui détruit ou compromet le droit à la sauvegarde de la dignité des personnes visées, ne peuvent être considérés comme discriminatoires ni être sanctionnés à ce titre que s'ils équivalent à des propos haineux au sens de cet arrêt. Même si les propos tenus ne constituent pas de la propagande haineuse et même s'ils ne sont pas outrageants au point de susciter un sentiment extrême de haine à l'endroit du groupe visé, la protection additionnelle accordée par les chartes au droit à la dignité n'a pas fait disparaître celle déjà existante de l'action en diffamation. La liberté d'opinion et d'expression n'exclut pas l'obligation de réparer le préjudice causé par des injures à des victimes individuelles. En l'espèce, les propos tenus constituent une faute civile qui a causé un préjudice moral à chacun des plaignants. De plus, le Tribunal des droits de la personne a eu raison de conclure que le droit à la sauvegarde de la dignité des plaignants a été compromis, que les trois éléments énoncés à l'article 10 de la charte étaient réunis et qu'il y a eu discrimination. Il n'y a pas d'erreur manifeste dans cette conclusion mixte de fait et de droit. En ce qui a trait à l'indemnité accordée à titre de dommages non pécuniaires, le Tribunal a alloué 7 000 $ à chaque victime. Même si l'on peut estimer que cette somme est élevée, elle n'est pas déraisonnable, et la Cour ne saurait intervenir. Cette indemnité est reliée à l'aspect discriminatoire des propos tenus et à l'atteinte à la dignité des plaignants, et elle constitue déjà une peine sévère sanctionnant le non-respect de ce droit fondamental. Par ailleurs, même si le président de l'entreprise a commis une faute à l'égard du non-respect des droits protégés par la charte, il ne s'agit pas d'une faute intentionnelle. Les dommages exemplaires doivent être retranchés. De plus, dans l'hypothèse où il y aurait eu atteinte intentionnelle, les dommages exemplaires ne pouvaient excéder une somme symbolique. En effet, le Tribunal n'a pas pris en considération le critère de «l'étendue de la réparation à laquelle le débiteur est tenu envers le créancier», prévu à l'article 1621 du Code civil du Québec (C.C.Q.). L'indemnité pour dommages non pécuniaires est suffisante afin de communiquer aux employeurs qui seraient tentés d'utiliser de tels propos que cette façon de faire est réprouvée sans qu'il soit nécessaire d'y ajouter une indemnité pour dommages exemplaires. Quant à la question de la solidarité de la condamnation, l'embauche des employés a été effectuée manifestement pour «l'exploitation d'une entreprise» au sens de l'article 1525 C.C.Q. Ainsi, le propriétaire de l'agence de recrutement ainsi que l'agence elle-même participaient à la direction de l'entreprise exploitée par l'employeur. Le propriétaire embauchait les employés, les payait et les surveillait. Il a commis une faute personnellement en participant à la rencontre, en riant et en omettant d'intervenir afin de faire cesser les propos tenus. Sa faute, ainsi que celle du propriétaire de l'entreprise, a entraîné les dommages de façon indistincte, et il y a donc solidarité en vertu de l'article 1480 C.C.Q. En outre, la preuve permet d'établir la gravité de chacune des fautes et de partager l'indemnité à payer. Ainsi, la part du propriétaire de l'entreprise est établie à 75 % et celle de l'agence de recrutement, à 25 %, pour valoir seulement entre eux. Enfin, l'adoption d'un programme d'intégration des immigrants est recommandée plutôt qu'ordonnée.
M. le juge Morissette, à l'opinion duquel souscrit le juge Léger: Un critère objectif, celui de la personne raisonnable, doit guider l'interprétation de l'article 4 de la charte. Avant de s'estimer atteinte dans son «droit à la sauvegarde de sa dignité ou de son honneur» d'une manière qui contrevient à l'article 10 de la charte, la personne raisonnable devra avoir essuyé un affront particulièrement méprisant envers son identité raciale, ethnique ou autre et qui est lourd de conséquences pour elle. Il faut également évaluer l'effet produit dans le contexte précis où quelqu'un se prétend victime de discrimination. En l'espèce, il y a eu une atteinte discriminatoire au droit des plaignants à la sauvegarde de leur dignité. D'autre part, dans la mesure où l'arrêt Whatcott fournit divers éclaircissements utiles sur le rapport entre la liberté d'expression et le droit d'une personne à la sauvegarde de sa dignité, on doit en tenir compte dans l'interprétation de la charte. À la différence de cet arrêt, les propos du propriétaire de l'entreprise ne constituaient pas de la propagande haineuse. De plus, les insultes ont été proférées dans un espace privé, soit le lieu de travail des plaignants, et elles ne s'adressaient qu'à eux. Ces derniers étaient également captifs à l'occasion de cette réunion. Les propos tenus ne sont pas reliés à l'intérêt public ou à l'importance d'un débat public sur des questions d'intérêt général. Les qualifier de manifestation de la liberté d'expression peut sans doute se justifier dans certains cas, mais cela ne rehausse pas la dignité de cette liberté fondamentale. En outre, l'employeur ne pouvait prendre la parole en fondant son propos sur un stéréotype à teneur discriminatoire qui, au mépris des faits, insulte ou ridiculise un groupe ethnique ou national au sein du personnel de l'entreprise.